= un corsaire Rochelais du XVII° siècle,
connu par le livre de Pierre Groyer, paru en 1668, « Mémoires de la vie
et des adventures de Nicolas Gargot, Capitaine de marine. » pour nous
Rochelais. Son
grand-père maternel sauva la vie d'Henri IV enfant, tombé accidentellement à
l’eau, dans le chenal.
= Nicolas Gargot dit Jambe-de-Bois :
chef de l'expédition, il débarqua, avec deux autres navires (l’Aigle d’Or et le
Léopard), un groupe de colons à Québec le 15 septembre 1663 et fut le premier
gouverneur de Plaisance
= Pour les utilisateurs d’Internet : le site du livre de
J-R. Colle "Petite Histoire de La Rochelle"
<http://www.art-specta.fr/historique/petite_histoire.htm>
<http://www.art-specta.fr/historique/HTM/CORSAIRE.HTM>
= Pour les amateurs de livres : "Les Marins Rochelais : notes biographiques" par L.
Meschinet de Richemond (p. 29 à 41).
……. Et surtout "Mémoires
de la vie et des aventures de Nicolas Gargot, capitaine entretenu par Sa
Majesté dans la marine, pour servir de factum et d’instruction dans le procès
qu’il avait intenté de son vivant au sieur comte Du Daugnon et que Jean, son
frère, aussi capitaine de la marine, poursuit maintenant pour avoir réparation
des injustices et des violences exercées par ce comte à l’endroit dudit
capitaine" Paris, 1663, in-4,
156 pages.
* Le récit ci-dessous est tiré du livre d’André Hallays « De
Bretagne en Saintonge », paru en 1930 chez Perrin.
Permettez-moi de vous
raconter la vie de « notre » corsaire Rochelais. Un regret, c’est qu’un auteur
comme Alexandre Dumas n’en ait pas tiré un mélodrame conforme aux règles du
genre. On trouve dans "les Mémoires" les deux protagonistes traditionnels
qui se détachent avec un relief surprenant : Gargot, corsaire héroïque,
chevaleresque et infortuné et Du Daugnon, le méchant gouverneur, traître à son
roi et persécuteur de l’innocence. Rien ne manque au scénario, pas même
l’épisode de la belle et vertueuse inconnue qui compatit aux misères imméritées
du héros. Enfin, ce héros a une jambe de bois, et l’on devine quel parti un
dramaturge expert saurait tirer d’un tel accessoire. Il eut fallu seulement
modifier le trop cruel dénouement de l’histoire, car, ainsi qu’on le verra, la
malchance s’acharne sur l’honnête Gargot, tandis que le scélérat Du Daugnon est
comblé de richesse et fait maréchal de France. A défaut d’un roman d’aventures
ou d’un drame de cape et d’épée, on pourrait encore, avec les malheurs de
Gargot, composer les légendes d’une excellente image d’Epinal.
L’enfant vit le siège terrible de 1628,
sa ville humiliée, démantelée , l’hôtel de ville devenu l’hôtel du
gouverneur, la revanche des catholiques vainqueurs, l’invasion des religieux et
des moines, puis, après les premières représailles, la paix peu à peu rétablie,
le commerce renaissant et le commencement de cette grande prospérité qui allait
bientôt faire de La Rochelle une des villes les plus opulentes du royaume. Pour
lui, une inclinaison naturelle le portait vers les armes, et, à treize ans, il
en embrassa la profession. En 1636, il assista au grand combat que l’armée
navale du roi livra contre quarante-sept galères d’Espagne, dans la
Méditerranée, et, l’année suivante, à l’attaque de l’île Sainte-Marguerite. Il
fut successivement commissaire et garde des magasins en Arcadie, puis commis à
la garde des côtes de Bretagne, sur une frégate. En 1645, il fit la guerre en
Lorraine en qualité de commissaire de l’artillerie : au siège de La Mothe,
il reçut une terrible mousquetade dans le genou droit. On le rapporta à La
Rochelle, on lui coupa la jambe, et on lui mit une jambe de bois. Depuis lors,
on l’appela toujours Gargot-Jambe-de-Bois, pour le distinguer de son frère.
Les suites de ses blessures
l’empêchèrent de quitter La Rochelle pendant deux ans ; mais il entendait
ne pas se laisser oublier et désirait s’assurer les bonnes grâces de la reine,
afin d’obtenir quelque récompense. Ce fut à cette occasion qu’il encourut, pour
la première fois, l’animadversion du comte Du Daugnon.
Celui-ci venait de prendre possession du
gouvernement de La Rochelle et des pays d’Aunis. Dévoré d’ambition, âpre au
gain et dénué de scrupules, ce jeune gentilhomme avait fait une rapide fortune.
Il appartenait à une famille de La
Marche où il semblait bien que le goût du brigandage fût héréditaire. Protégé
par Richelieu et élevé à la Cour, il s’était attaché d’abord à la personne du
duc de Fronsac, neveu du cardinal. Pourvu avant sa vingt-cinquième année d’une
charge de vice-amiral, il avait fait la guerre navale sous M. de Brézé. Quand,
e, 1646, ce dernier eût la tête emportée par un boulet au moment où il
poursuivait la flotte espagnole battue devant Orbitello, Louis-Foucault du
Daugnon, son lieutenant, se trouva le chef des forces françaises. Au lieu
d’achever la défaire des Espagnols, il conduisit ses vaisseaux à Toulon,
débarqua et, bien qu’on le mandat à Paris, gagna rapidement La Rochelle pour
s’y installer dans le gouvernement qu’il tenait de Brézé. Son premier soin fut
de mettre la main sur Brouage et d’en réparer les fortifications. Cette
conduite avait excité quelques soupçons à la Cour, mais, tout en préparant sa
trahison, Du Daugnon croyait politique d’ajourner l’heure de la révolte.
(voir « Louis-Foucauld de
Saint-Germain Beaupré, comte Du Dognon » par G. Berthomier – Montluçon
1890 ; « La Souterraine, Bridiers, Breith, Saint-Germin-Beaupré et
ses seigneurs » par Camille Jouhanneaud – Limoges 1893 ; et le
dictionnaire de Jal.)
A La Rochelle, le nouveau gouverneur
terrifiait la ville par ses exactions et ses violences. Une de ses premières
victimes fut Nicolas Gargot.
Un jour, le comte vit passer dans les
rues de La Rochelle deux jeunes chameaux, mâle et femelle. Il admira ces deux
bêtes, les plus grandes et les plus belles qu’on pût voir, et déclara qu’il
voulait les acheter. Leur propriétaire –c’était Nicolas Gargot- répondit que
ces chameaux n’étaient pas à vendre, qu’ils lui avait été envoyés d’Afrique par
son frère aîné, et que son intention était d’en faire présent à la reine mère.
Du Daugnon s’obstina, Gargot céda et ne fut jamais payé. Un autre jour, sortant
de la maison de ville où il demeurait, le gouverneur remarqua deux belles peaux
de tigre dans la boutique d’un pelletier de la rue Saint-Yon. « Comme ses
mains allaient aussi vite que ses yeux », il fit savoir au pelletier qu’il
les voulait, et il les eut, au même prix que les chameaux. Les peaux
appartenaient aux frères Gargot qui, par-dessus le marché, payèrent le
pelletier. Mais ce n’était là que menues pirateries, par lesquelles Du Daugnon
se faisait la main.
Lorsqu’il fut en état de monter à cheval, Nicolas
Gargot voulut rentrer au service du roi et, avant de quitter La Rochelle, alla
prendre congé du gouverneur. Celui-ci était alors fort mal avec la cour, aussi
pria-t-il la Rochelais de remettre , en passant par Nantes, des lettres à
M. de la Meilleraye. Gargot se chargea de la commission. Le comte se rétablit
avec la Cour. Quant à Gargot, il reçut le commandement d’un vaisseau dans
l’armée navale qui était alors envoyé à Naples, et, de cette campagne, il
revint avec une charge de capitaine entretenu dans la marine et une pension de
deux mille livres. Cependant ses goût aventureux n’étaient point
satisfaits : en 1649, il demanda et obtint les ordres du roi pour prendre
à Brest le vaisseau le Léopard et aller en course sur « les ennemis
de l’Etat, les pirates et autres gens sans aveux ». Les risques et les
profits du métier de corsaire l’avaient tenté. Mais le pauvre et brave Gargot
était né sous une étoile enragée.
Il devait armer le Léopard sous
cette condition que des prises qu’il ferait, le tiers reviendrait au roi, à
cause de la propriété du navire ; les deux autres tiers lui appartenait
lui appartenaient ; un dixième était réservé à la reine, Anne d’Autriche,
parce qu’elle avait la surintendance générale de la navigation et du commerce
de France. Il revint à La Rochelle pour y lever des mariniers et des gens de
guerre. Du Daugnon le lui permit, en exigeant qu’il amenât le Léopard
dans le port de La Rochelle et lui donnât, à lui, Du Dognon, un tiers d’intérêt
dans l’armement, ce que Gargot fut bien obligé d’accepter. Mais, quand, le
contrat signé, il réclama à son associé les fonds que celui-ci devait verser
pour sa part d’armement, il fut éconduit : cette somme, disait-on, lui
serait remise plus tard, au retour de l’expédition. Et Gargot dut encore
consentir, car le terrible gouverneur le menaçait de placer un autre capitaine
sur le Léopard. Enfin il mit la voile.
Quelques mois durant, il croisa sur les
côtes de Bretagne, puis sur celles d’Espagne, et arrêta nombre de navires qui
trafiquaient pour le compte des ennemis du roi. Comme il revenait à La
Rochelle, y ramenant ses prises, il rencontra l’armée navale de Du Dognon qui
s’apprêtait à remonter la Gironde. Il reçut l’ordre de joindre son navire aux
dix-sept vaisseaux, six galères et douze brulots qui, sous les ordres du comte,
allaient châtier les Bordelais révoltés ; le gouverneur de La Rochelle
n’avait pas encore déserté la cause du roi. Gargoy obéit ; mais tandis
qu’il demeurait à son bord, son ennemi ourdissait une intrigue pour le
dépouiller de son bien. Des marchand de Saint-Malo et de Rouen, qui
prétendaient ravir au corsaire rochelais le bénéfice de ses prises, proposèrent
cinquante mille livres au comte qui les accepta et fit leur jeu. Dès qu’il fut
rentré à La Rochelle, Gargot se débattit et protesta. Du Daugnon entra dans une
furieuse colère, accusa son associé d’avoir glissé une pierrerie fausse dans sa
part de butin, et, blasphémant le saint nom de Dieu d’une manière horrible, fit
enfermer les deux Gargot dans une chambre de son hôtel. Un juge de l’amirauté,
homme de paix et de conciliation, conseillait aux prisonniers de s’accommoder
avec le tyran ; mais Nicolas jurait qu’il lui était « aussi peu
possible de trouver un accommodement avec lui qu’à la brebis d’Esope avec le
loup qui, ayant fait dessein de la manger, lui aposta une querelle ».
Cependant Du Dognon exigeait qu’on lui apportât certains coffres restés au
logis des Gargot. Ceux-ci ne refusaient pas, à condition que le transport se
fit de jour. L’autre qui ne tenait pas à rendre le public témoin de ses abus de
pouvoir, voulait que ce fut de nuit. Comme les Gargot s’entêtaient, il se livra
aux derniers emportements : il désarmerait leur navire, il les ruinerait,
il les ferait périr à petit feu ! Il fallut bien en passer par ses
volontés. Les cassettes furent apportées de nuit, ouvertes et vidées…
Sur ces entrefaites parvint à La
Rochelle la nouvelle de l’arrestation du prince de Condé, Du Daugnon en conçut
quelque inquiétude, fit venir Gargot, s’excusa de ses dernières violences,
protesta que tous leurs litiges se pourraient s’arranger : le corsaire
n’avait qu’à reprendre la mer. Gargot, à son tour, ne voulut rien entendre. Son
dessein arrêté était de se rendre à la Cour pour se plaindre des injustices
dont on l’avait accablé. Il vint à Paris, vit la reine et Mazarin, reçut
l’assurance que toute satisfaction lui serait accordée… et, à son retour,
trouva son vaisseau désarmé et pillé : plus un coffre, plus une pistole,
plus un baril de vin. L’argent avait été dérobé par le gouverneur, et le vin bu
dans sa maison, « comme son aumosnier le put bien dire » ; et,
non content d’avoir volé Gargot, on l’accusait maintenant d’avoir soustrait
l’argent du roi ! Le malheureux reprit la route de Paris, et, après toutes
sortes de difficultés, car à la Cour les amis de Du Dognon travaillaient contre
lui, finit par obtenir de Mazarin l’ordre d’armer de nouveau le Léopard
et de conduire ce navire à Dunkerque : il serait payé de ses dépenses,
mais « le bien des affaires du roi désirait qu’il dissimulât pour quelque
temps les outrages et les violences qui lui avaient été faites par M. le comte
Du Daugnon ». Il laissa donc son frère derrière lui pour veiller à ses
intérêts, retourna à La Rochelle et se présenta au comte qui fut, cette fois,
obligé de s’incliner devant les ordres formels du roi. Il conduisit le Léopard
à Dunkerque et reçut de M. d’Estrades son ordre de course, mais point d’argent.
Il n’en partit pas moins à Terre-Neuve où il rencontra « une glace plus
grosse que le Louvre », revint aux Açores, fit radoubler son navire à
Lisbonne et, pendant trois mois, erra dans les parages des Canaries, attendant
le passage de deux navires espagnols qui avaient quitté La Plata et valaient chacun plus de 500.000 écus.
Donnant la chasse à un vaisseau turc, il
se rapprocha des côtes d’Afrique et vint mouiller dans la rade de Salé. Il y
rencontra une frégate, la Rose d’Or, qui appartenait à un marchand juif
de Salé et au gouverneur de Tétouan, mais naviguait sous le pavillon
espagnol ; il s’en empara et la ramena vers les Canaries, heureux du
secours qu’allait lui donner ce second vaisseau contre les navires qu’il
guettait. Ce fut alors qu’une terrible catastrophe jeta Gargot dans une suite
d’affreuses aventures.
*
**
Le dimanche 27 septembre, après la
prière du soir, le capitaine assemble ses hommes et leur annonce que, les
provisions s’épuisant, il est indispensable de diminuer les rations. L’équipage
feint de s’y résigner ; mais Gargot sait bien qu’il a sur le Léopard
quelques traîtres, suppôts du comte Du Daugnon, il redoute une mutinerie. Il
fait donc charger deux pièces de canon, l’une à l’avant et l’autre à l’arrière,
et descendre tous les coffres à fond de cale, puis ordonne aux caporaux et
sergents de se coucher près de leurs soldats, l’épée au côté. Les prisonniers
de guerre sont enfermés dans la fosse aux câbles. Lui-même passe la nuit sur la
dunette avec un de ses pilotes hollandais, auquel il fait raconter ses voyages
dans les Indes orientales.
Le soleil levé, il appelle son
lieutenant, lui enjoint de continuer les mêmes ordres jusqu’à dix heures du
matin, se retire dans sa chambre et s’endort ; mais il est tout à coup
réveillé par un grand bruit. Pendant son sommeil, la révolte a éclaté : les
caporaux et les sergents intimidés ou complices, ont laissé les mutions
s’emparer de la chambre des canonniers, mettre les prisonniers en liberté et
jeter les officiers dans la fosse aux câble ; dans l’entrepont, quelques
hommes fidèles à leur capitaine ont engagé un combat à coups de piques, de
grenades et de pistolets.
Gargot a coutume de garder près de lui
son valet pour le réveiller, s’il en est besoin ; mais ce valet, un petit
Turc qu’il a pris sur les Espagnols, fait partie de la conspiration, et son
premier soin, son maître endormi, a été de dérober la jambe de bois et de la
cacher sous le lit, si bien que le malheureux estropié est pris au dépourvu,
quand il voit une vingtaine de furieux envahir sa chambre, la pique à la main,
en poussant des cris de mort. Il pare les coups avec une baïonnette qui lui
sert de couteau, empoigne un formidable in-folio, l’Hydrographie du Père
Fournier et s’en fait un bouclier ; en même temps, il accable ses
agresseurs de reproches et de menaces ; mais des coups l’atteignent aux bras
et aux cuisses ; l’Hydrographie du Père Fournier lui tombe des
mains. Il prend un matelas dont il s’abrite. Un des pilotes, qui est parvenu à
le rejoindre lui passe deux pistolets placés derrière le chevet de son lit.
Gargot ainsi armé tente une sortie : vingt piques lui barrent le chemin.
Il décharge ses pistolets et ne tue personne : le coquin de Turc qui a
caché la jambe de bois, à dû retirer les balles ! Il se fait une arme de
ce qui lui tombe sous la main, lance sur ses assaillants tous les livres de la
bibliothèque de son lieutenant, un grand liseur, parvient à saisir
quelques-unes des piques qui le menacent, les brise et jette les tronçons à la
tête de ses ennemis. Il ruisselle de sang. Cependant, les traîtres se décident
à amener une pièce de canon devant la dunette. Tandis qu’ils amorcent le canon,
Gargot a trouvé sa jambe de bois, se l’accommode et se met en état de sortir.
Un coup de pistolet l’abat, et il tombe évanoui à la bouche du canon. Ses
assassins qui le croient mort lui passent par-dessus le corps avec des cris de
joie, se ruent dans l’intérieur de la dunette et pillent tout. Ils sont maître
du vaisseau et arborent la bannière d’Espagne.
Revenu à lui, Gargot obtient qu’on lui
donne à boire un peu d’eau et qu’on lui amène son lieutenant : « Voyez,
Monsieur, dit-il à celui-ci, comme m’ont traité les gens que je nourrissais et
à qui je donnais de l’argent. Si Dieu vous fait la grâce de vous ramener au
pays, racontez-le à M. d’Estrades, et le priez de ma part d’assurer la Cour que
je meurs très bon serviteur du Roy… » Ses bourreaux, qui le croient
mortellement atteint, le laissent étendu dans la chambre du lieutenant sans
même panser ses blessures. Dans cette extrémité, Gargot songe tout de bon à sa
conscience.
« …D’abord, se remettant dans l’esprit
tout le cours de sa vie qui avait été si traversée, il eut quelque espèce de
joie de la quitter ; mais y songeant plus profondément, il se souvint
qu’il avait quelquefois prié la Vierge de lui être en aide et d’intercepter
auprès de son fis qu’il voulût lui faire miséricorde, s’il était vrai qu’elle
entendit nos prières. Il eut donc recours à son intercession et promit à Dieu
que, s’il pouvait sortir de là, il se ferait instruire dans la Religion
Catholique Romaine, puisque ceux de la Religion où il avait toujours été
nourri, avaient été si malheureux que de l’assassiner et de prendre le temps
qu’ils allaient faire leurs prières, pour compléter cet assassinat. Il voua
aussi que, lorsqu’il serait converti, il irait en Jérusalem remercier la Bonté
Divine d’une si grande grâce ; il n’eut pas plus tôt fait ce vœu qu’il lui
sembla voir une lumière extraordinaire, dans laquelle était le crucifix,
supporté par derrière d’une parfaitement belle personne, et que, ce merveilleux
objet lui ayant charmé la vue durant quelques moments, s’évanouit tout à fait,
mais lui laissa l’âme remplie d’une grande consolation… »
Un canonnier pénètre dans la chambre où
gît Gargot ; un chirurgien l’accompagne, car les mutins ont décidé qu’ils
n’achèveront pas leur capitaine, mais feront argent de sa peau, et le vendront
en Barbarie. « Que t’ai-je fait, gémit Gargot, pour me vouloir traiter de
cette manière ? –J’en ai deux raisons, répond le canonnier, d’abord pour
t’empêcher de languir et souffrir plus longtemps, l’autre pour te mettre hors
d’état de nous faire du mal : car je sais que, si tu en réchappes et que
nous retombions entre tes mains, tu nous feras pendre… »
Le chirurgien, ayant déshabillé Gargot,
constate que sa chemise et sa camisole sont trouées de plus de quarante coups
de pique, et que le corps présente vingt-quatre blessures, mais pas une qui
soit mortelle. Il remplit son office, étend le blessé sur un matelas. Cependant
les marins ne sont plus unanimes à vouloir vendre leur victime. Le lendemain,
quelques-uns d’entre eux envahissent la dunette, saisissent le matelas sur
lequel est couché Gargot, le balancent comme pour le jeter à la mer, et ne
renoncent à leur dessein que sur les instances du lieutenant, qui, les larmes
aux yeux, leur représente que leur cruauté est superflue et que cet homme va
mourir. Trois jours après, c’est un vieux canonnier qui s’introduit auprès du
moribond avec un coutelas nu dans une main, un pistolet dans l’autre, un
poignard à la ceinture. Sa mine révèle assez ses intentions. Cependant, lui
aussi pose la question qui obsède ses camarades : »Si tu en as un
jour le pouvoir, nous feras-tu pendre ? ». Gargot jure qu’il ne songe
qu’au salut de son âme, qu’il prie Dieu de lui pardonner, qu’il n’aura jamais
contre eux aucun ressentiment, qu’un homme qui a la mort sur les lèvres doit
seulement penser à se mettre bien avec Dieu… « Nous feras-tu
pendre ? » répète l’homme ; et il faut que Gargot lui renouvelle
ses protestations. Le brigand est soudain touché ; il confesse qu’il est
venu avec le dessein de tuer ; maintenant un mouvement secret l’en
empêche ; il prend la main de son capitaine, la baise et la baigne de ses
pleurs.
Le projet de l’équipage est de rejoindre
la frégate la Rose-d’Or, sur laquelle est resté Gargot l’aîné, et de
s’en emparer ; mais les vents contraires empêchent le Léopard de se
diriger vers le Maroc et le maintiennent dans les parages des Canaries, où, un
jour, un autre navire lui vient donner la chasse. L’équipage prend peur à la
pensée que le survenant pourrait bien être quelque pirate barbaresque :
ils se voient déjà tous esclaves et vendus. Ils vont donc trouver Gargot et le
supplient de donner des ordres pour la défense. Celui-ci consent à oublier leur
affreuse conduite, s’ils commencent par élargir ceux de leurs camarades qu’ils
ont jetés dans la fosse aux câbles. Puis, trop faible encore pour se lever, il
se fait porter sur la poupe et donne ses ordres. Le navire ennemi vient à
pleines voiles, mais lorsqu’il voit le Léopard, avec tous les siens aux
sabords, il renonce au combat et se met à tenir le lof. Les marins du Léopard
saluent sa fuite de trois coups de canon… et ne parlent plus de se
raccommoder avec leur capitaine.
Le vent les écarte encore de la côte
d’Afrique ; les vivres leur font défaut ; les révoltés prennent le parti
de gagner la côte d’Espagne. Une
dernière fois, Gargot tente de rallier secrètement autour de lui les hommes les
plus raisonnables en leur remontrant qu’ils font une mauvaise affaire : le
navire, dit-il, contient peu d’argent et de marchandises, et d’ailleurs ils ne
trouveront pas toutes les sûretés qu’ils s’imaginent chez les Espagnols qui
aiment la trahison, mais non les traîtres. Sa tentative échoue : les chefs
de la mutinerie l’avertissent qu’il ne les fera pas s’entre-tuer. Un mois
après, le Léopard est devant Cadix. Les rebelles croient prudent de n’y
pas aborder, ils préfèrent remonter la rivière de Séville et mouiller devant
Saint-Lucar. Ils envoient quelques députés au gouverneur pour lui annoncer
qu’ils se mettent sous la protection du roi d’Espagne.
Le lendemain, le gouverneur se rend à
bord. On force Gargot à se lever et à endosser une casaque chamarrée de galons
d’or et d’argent, on l’interroge et on le somme de montrer l’ordre du roi de
France qui l’autorise à faire la course, et lui permet d’être traité en
prisonnier de guerre. Gargot présente une cassette scellée et en tire les
papiers constatant sa commission, au grand étonnement des marins qui croyaient
cette cassette pleine de pierreries. Le gouverneur embrasse l’infortuné
capitaine et le fait conduire dans un carrosse au château de Saint-Lucar, où
une chambre lui est préparée à la mode d’Espagne, « c’est-à-dire que l’on
met quelques planches sur des tréteaux, à un pied haut de terre, et là-dessus
on étend un matelas ».
Les Mémoires ajoutent : « Voilà
comme l’on coucha Gargot qui était si malade qu’il n’en pouvait plus. »
*
**
Epuisé par ses blessures, exténué par
tant d’épreuves, Nicolas Gargot fut très malade dans le château de Saint-Lucar.
Il avait « un dévoiement perpétuel de l’estomac, une colique bilieuse si
piquante qu’il lui fallait des lavements à toute heure, et une douleur de tête
si grande qu’on fut obligé par plusieurs fois d’ouvrir des pigeonneaux toute en
vie pour lui mettre sur la tête ». Les marchands qui résidaient à Saint-Lucar
eurent grand pitié de lui et payèrent son chirurgien et son apothicaire ;
le consul de la Nation venait le consoler. Les exhortations chrétiennes que lui
prodiguait ce charitable consul réconcilièrent Gargot avec la vie. Sa colique
cessa, et il commença de se lever. Il apprit alors comment les Français de
Saint-Lucar avaient pourvu à son entretien. Il les remercia de tout son cœur,
mais représenta au gouverneur que, puisque les Espagnols le retenaient
prisonnier, c’était à Sa Majesté Catholique de subvenir à ses besoins. Des
ordres vinrent de Madrid pour que Gargot fût remis au duc de Medina-Celi dont
la demeure ordinaire était dans la ville de Port-Sainte-Marie.
Le prisonnier y fut mal reçu. Après lui
avoir fait accomplir de long trajet, sans lui donner ni à boire ni à manger, on
commença par le laisser dans un corps de garde en compagnie de quarante
soldats, et le maître de camp lui demanda de lui donner sa jambe de bois, pour
qu’il ne pût s’évader. Gargot refusa, faisant observer qu’il était hors d’état
de prendre la fuite, qu’il relevait de maladie, n’avait qu’une jambe, et que,
depuis le matin qu’il était parti de Saint-Lucar, il n’avait rien mangé.
« Suivez-moi reprit l’officier. – Faites-moi donc donner ma canne que l’on
m’a prise en entrant céans, afin que je puisse marcher. On lui donna sa canne,
et on le mena chez le gouverneur, qui déclara ne pas vouloir se charger de ce
prisonnier ; alors on le conduisit à la prison publique…
De guichet en guichet, il parvint dans
un lieu fort obscur où se tenait un grand nègre tout nu, puis dans une cour
sombre où on le laissa quelque temps assis sur les marches d’une petite
chapelle. Le nègre reparut, tenant d’une main une petite lampe, de l’autre un
trousseau de clefs. Une porte faite de carreaux de fer et de bois s’ouvrit, et
Gargot pénétra dans un cachot de douze pieds carré où quatorze personnes, la
plupart les fers au pied, «étaient couchés les unes sur les autres. La lumière
de la lampe fit fuir dans les trous de muraille une multitude de petits animaux
noirs et gros comme le pouce. A ce spectacle, Gargot protesta qu’on ne traitait
pas de la sorte un capitaine français ; mais le geôlier lui déclara que,
s’il ne voulait entrer, on le pousserait de force. Un capitaine genevois eut
compassion de son nouveau compagnon et lui fit un peu de place, autant qu’il
lui en fallait pour appuyer le haut du corps, car ses jambes et ses cuisses
reposaient sur les autres prisonniers. La lampe éteinte, Gargot se sentit
dévoré par la vermine, et, comme il ne put dormir, il eut tout « le loisir
de faire des réflexions sur la calamité humaine et sur l’inconstance de la
fortune et des choses du monde qui sont si changeantes qu’il n’y a rien
d’assuré ni de stable que leur instabilité même ». Cette fois, cependant,
elles changèrent moins vite qu’il ne l’eût souhaité.
Le lendemain de son incarcération, il
s’aperçut que sa casaque d’or et d’argent excitait la convoitise des autres
détenus, et ceux-ci la lui eussent arrachée, si le concierge n’était intervenu
en disant que Gargot était un prisonnier d’Etat et que le premier qui porterait
la main sur lui serait mis aux fers. Quelques heures plus tard, on vint
chercher Gargot pour le conduire dans l’hôtel du duc de Medina-Celi où était
alors logé le duc d’Albuquerque, commandant des galères d’Espagne.
Il fut d’abord mis en présence du duc
d’Albuquerque qui lui trouva « la mine grandissime pirate ». Notre
Rochelais répartit fièrement qu’il avait des commissions de la reine régente et
des ordres du roi. « Eh bien, seigneur capitaine, fit le duc, puisque vous
avez des commissions, nous vous traiterons bien et en prisonnier de
guerre ; autrement j’avais fait préparer un banc dans ma galère capitaine
pour vous y mettre, vous et vos officiers. » Le feu au visage, Gargot
répliqua : « Je ne craindrai point de dire à Votre Excellence que je
ne suis point prisonnier des Espagnol ; je n’ai pas été pris en guerre,
mais livré malheureusement par des traîtres que vous devriez châtier. Ainsi le
roi d’Espagne, tout puissant qu’il est, n’a pas le pouvoir de me mettre aux
galères sans violer le droit des gens, et sans une extrême injustice. Si on la
commettait en mon droit, le roi mon maître ne manquerait pas de la
venger ; il y a quatre mille Espagnols de prisonniers en France dont la
tête répondrait de la mienne. L’on sait fort bien en mon pays que je suis entre
vos mains, et je suis assuré que l’on me viendra redemander. » Ce beau
discours fit rire le duc d’Albuquerque, soulagea Gargot, qui comparut ensuite
devant le duc de Medina-Celi.
Celui-ci se montra d’abord fort courtois
et proposa au prisonnier de quitter le service du roi de France pour prendre
des commissions, non pas du roi d’Espagne, mais de son allié le p^rince de
Condé : cette honnête combinaison pouvait être acceptée sans scrupules ;
il s’agissait seulement de mettre Mazarin hors de France, commanderait douze
vaisseaux. Gargot répondit que « M. le prince était sans doute un prince
d’une vertu éminente, mais qui avait le malheur d’être mal avec la reine
régente et de porter les armes contre le roi, que ce n’était pas à lui de
pénétrer les sujets pour lesquels il était si mal avec la cour, mais à
respecter tous les ordres qui portaient le nom du roi son souverain et y porter
toute sorte d’obéissance jusqu’à sa mort. » Là-dessus, le duc congédia
Gargot sans embrassade, le fit reconduire dans sa prison.
Le pauvre diable passa toute la journée
dans la chapelle, devant le crucifix. Le soir il prit une grosse pierre pour
s’en faire un oreiller, mais ne put dormir : son corps était couvert de
punaises, et les fâcheuses images de son malheur remplissaient sa pensée. Il
tomba dans un profond désespoir. Son valet lui ayant apporté à manger, il
refusa toute nourriture. Il avait décidé de se laisser mourir de faim, et l’eût
fait sans les conseils du bon capitaine genevois qui lui montra qu’à se donner
ainsi la mort, il encourait la damnation éternelle. Il reprit courage et
adressa une requête au duc de Medina-Celi. Dès lors on lui donna 8 réals par
jour pour sa subsistance. Au bout de deux mois, le duc le manda de nouveau et
lui renouvela ses offres. Gargot refusa encore, réintégra son cachot ;
mais cette fois sa détresse avait inspiré quelque compassion au duc qui lui
donna un habit et lui envoya un matelas, deux tréteaux et quatre planches pour
faire un lit. Enfin, vers le cinquième mois, le duc l’envoya quérir encore une
fois : qu’il consentît à engager sa parole de ne point se sauver, et on
pourrait désormais le loger au château, avec la ville pour prison, et avec la
permission de se promener à deux ou trois lieus dans les alentours. Il donna sa
parole, fut mené au château, introduit dans une grosse tour…. Et enfermé sous
de bonnes serrures. Il ne put croire que les auteurs de cette plaisanterie
eussent obéi au duc de Medina-Celi, et, pour se divertir, monta au sommet de la
tour d’où l’on découvrait la mer, la rade de Cadix, le Pontal et toute la ville
de Port-sainte-Marie. Pendant qu’il admirait le paysage, il entendit frapper au
bas de la tour : il descendit, c’était son valet qui lui passait par-dessous
la porte close de la nourriture, une lampe et les Essais de Montaigne.
*
**
Cette captivité était moins dure que
celle de la prison publique, mais ce n’était pas la demi-liberté qu’on lui
avait promise. Quelques jours plus tard, il eut le mot de l’énigme, quand le
Trésorier des guerres dur roi d’Espagne vint s’enquérir de la manière dont il
était traité. Il vit alors que ses gardiens l’avaient mis sous clef, espérant
qu’il leur achèterait le droit de sortir : dans l’ignorance des mœurs
espagnoles il n’avait rien compris. A partir de ce moment, il put se promener
librement dans la ville et la campagne…
Ici je laisse la parole à l’auteur des Mémoires
de Gargot. La « nouvelle » espagnole qu’il va conter ne peut se
transposer sans perdre tout son charme.
« La première sortie qu’il fit, ce
fut pour aller à la messe aux Augustins, où il trouva une aventure qui apaisa
un peu l’amertume de tous ses maux passés. Etant proche du bénitier, il vit
entrer une jeune personne toute couverte de son voile, suivie de deux vieilles
qui s’agenouillèrent contre lui ; elle lui fit voir son visage deux ou
trois fis pendant la messe, et, au sortir, passant près de lui, le salua d’une
manière fort engageante, lui souhaitant liberté et bonheur. Sur le soir, étant
retiré dans sa tour, comme il rêvait à cette personne inconnue, on lui amena un
petit laquais qui demandait à parler à lui de sa part. Ce messager assez adroit
lui dit que la dame qui lui avait souhaité liberté sortant de la messe, lui
baisait mille fois les mains, et que sachant qu’il était hors de son pays, elle
lui envoyait un régal qu’il lui présenta. C’étaient deux poules vivantes, deux
grande bouteilles de vin, des raisins de Damas et quelques confitures ; il
accepta cette faveur avec de grands remerciements et donna quelque monnaie au
porteur pour sa peine.
« Une semaine se passa qu’il
sortait tous les jours du château sans avoir des nouvelles de cette dame
inconnue, lorsqu’un soir elle lui renvoya le même laquais, avec un pareil régal
et une prière qu’elle faisait de lui envoyer le valet qui le servait pour lors,
à qui elle voulait parler. C’était un de ses quartiers-maîtres qui avait perdu
un bras au service du roi… Gargot lui commanda aussitôt de s’y en aller avec le
petit laquais pour recevoir les commandements de la dame. Elle lui demanda si
le duc faisait bien payer la subsistance de son maître, il répondit que oui.
« Ce que je vous demande, lui dit-elle, est pour savoir si votre maître
n’a pas besoin d’assistance, car s’il manque de quelque chose, dites-le moi
librement, et je le visiterai. Cependant, prenez ce sac où il y a quelque
monnaie pour lui acheter ce dont il aura besoin ; mais je ne désire pas
que vous le lui disiez, faites-lui seulement mes civilités et assurez-le que je
suis sa très humble servante, et que je le servirai de tout mon possible, même
à lui obtenir la liberté, s’il le désire. » Le valet s’en retourna vers
son maître et lui fit le rapport de tout ce que la dame lui avait dit. »
Quelques jours plus tard la dame
inconnue donna un rendez-vous à Nicolas Gargot.
« Elle lui envoya dire qu’il s’en
allât l’après dîner sur le bord de la mer, à une petite chapelle où il y avait
dévotion, et qu’elle se trouverait proche de là avec ses femmes. Il ne manqua
pas de se rendre à cette assignation, et la dame ne fut pas moins diligente que
lui. Il l’y trouva avec ses deux vieilles, la gouvernante et une autre qui
était assise sur l’herbe. Aussitôt qu’il s’approcha d’elles, les vieilles se
retirèrent à l’écart pour donner le temps à leur maîtresse de lui parler en
particulier. Elle le fit seoir près d’elle, et lui dit galamment ;
« Est-il pas vrai, cavalier, que vous trouvez un peu étrange qu’une
demoiselle prenne la liberté de vous donner un rendez-vous ; mais sachez
que je n’ai autre intention dans cette rencontre que de vous assurer de ma
bonne volonté et de vous offrir de l’argent, si vous en avez besoin, pour vous
retirer de la captivité où vous êtes tombé par la plus lâche et la plus
détestable de toutes les trahisons. » Il la remercia très humblement de
tant de bontés qu’elle avait pour lui, et lui dit qu’il ne pouvait pas pour
lors songer à sa liberté, sa parole étant engagée au duc, comme elle
l’était ; qu’il espérait la pouvoir obtenir par le moyen du roi son maître
qui ne le laisserait pas si longtemps captif qu’il lui fallût employer le
crédit et l’argent d’une si belle personne… « Cavalier, lui dit-elle,
l’accident qui vous est arrivé et que je sais parfaitement, m’est si sensible
et me touche si fort qu’il n’y a rien au monde que je ne fasse pour vous faire
connaître qu’il y a des âmes espagnoles qui chérissent la vertu dans les
fers ; assurez-vous donc toujours de mon assistance dans ce pays-ci ;
j’ai du bien suffisamment pour vous secourir dans vos disgrâces, sans
m’incommoder, car je n’ai qu’un frère qui me laisse disposer assez librement
des moyens que ses père et mère nous ont laissés et qui ne sont pas
petits. » Là-dessus elle appela la gouvernante qui apporta des confitures
que l’on mit sur l’herbe, dans une tavayolle de soie de diverses couleurs, et
ainsi il fit collation avec la dame, ce qui n’est pas une petite faveur en
Espagne. On peut bien s’imaginer qu’il employa tout ce qu’il avait d’esprit
pour remercier cette généreuse Espagnole qui lui dit en le
quittant : « Cavalier, souvenez-vous, je vous prie, qu’il ne
tiendra qu’à vous que je vous donne la liberté, m’en dit-il coûter des
larmes ; souvenez-vous en, je vous en prie, adieu. » Ce dernier mot
fut accompagné d’un grand soupir. »
Bien que le duc de Medina-Celi lui eût
donné l’espoir d’être bientôt échangé contre quelque officier espagnol,
prisonnier des français, Nicolas Gargot restait dans sa tour. Il tomba dans une
noire mélancolie et s’abandonna aux projets les plus extravagants : il
rêvait de mettre le feu au donjon, d’assommer à coups de pierre les Espagnols
qui viendraient éteindre l’incendie, puis de se faire tuer, l’épée à la main.
Encore une fois Dieu le regarda en pitié et lui fit abandonner ce dessein
désespéré ; mais alors il fut saisi d’une fièvre violente. La généreuse
Espagnole vint à son secours.
« La dame, éprise de sa vertu en
eut encore davantage ; elle lui envoyait tous les jours de quoi faire des
consommés, et même elle prit la résolution, quoique ce fût contre la
bienséance, de l’aller voir dans son lit. Etant donc entrée dans sa chambre,
elle le conjura, les larmes aux yeux, de prendre courage et de ne se laisser
pas abattre à la maladie et au déplaisir, l’assurant que, s’il voulait sa
liberté, elle lui donnerait de l’argent, une barque longue et des hommes qui le
mèneraient au Portugal d’où il pourrait aller en son pays, et lui dit cent
autres choses obligeantes afin de le consoler. Pendant cette visite, en
raccommodant le chevet de son lit et son oreiller, elle lui baisa au front,
puis lui ayant donné quantité de confitures, se retira pleurant chaudement. Le
soir étant venu qu’on raccommodait le lit malade, son valet trouva sous le
chevet un mouchoir de soir broché d’or, dans lequel il y avait cinquante pièces
de huit ; il demanda à son maître où il voulait qu’il serrât cet argent,
parce qu’il se pourrait perdre, si on le laissait là ; mais son maître qui
connut aussitôt que c’était la dame qui l’y avait mis et qu’elle ne voulait pas
que personne eût connaissance de cette générosité, que celui pour l’amour de
qui elle le faisait, lui commanda de le laisser là, et lui dit qu’il l’y avait
mis exprès. »
Quelques jours plus tard, le duc lui fit
savoir qu’on allait l’embarquer sur un des galions du marquis de Falces en
partance pour Barcelone, et qu’au siège de cette ville, on l’échangerait contre
un prisonnier de guerre espagnol. Cette bonne nouvelle acheva la guérison de
Gargot. Avant de quitter Port-Sainte-Marie, il revit une dernière fois
l’inconnue qui lui avait montré tant de compassion et de tendresse. Il lui fit
présent « d’une fort belle écritoire… le seul bien qui lui restât de son
naufrage », et se répandit en paroles de reconnaissance. Après s’être avec
lui réjoui des promesses du duc de Medina-Celi, la dame
ajouta : »Conserve, je te prie, la mémoire d’une personne qui t’aime
et qui t’aime généreux, quoique persécuté de la fortune. Si tu ne trouves pas
tous les avantages que tu souhaites où tu vas, reviens ici hardiment, je
tiendrai à honneur de partager ma fortune avec toi, et je t’en donne ma foi dès
à présent. » Puis elle déganta sa main droite et la tendit au cavalier qui
la baisa en remerciant mille fois de tant de grâces. Elle lui présenta une
bourse dans laquelle il y avait cinquante pistoles, qu’il fit quelques
difficultés pour accepter, mais elle triompha de ses scrupules, en lui
représentant que le marquis de Falces aurait pour lui moins d’égards que n’en
avait eu le duc de Medina-Celi.
« Après cela, ils passèrent
quelques heures ensemble dans des entretiens qui pourraient être mieux décrits
par un roman que par une narration simple, comme celle-ci. Enfin, quand il prit
congé de cette généreuse personne, elle lui dit en versant quelques
larmes : « Cavalier, plut au ciel que l’honneur et la bienséance
me pussent permettre de t’accompagner, je le ferais avec grande joie ;
mais puisqu’il ne se peut, sache que mon affection et mon cœur t’accompagneront
partout. » Ces tendres paroles furent leur adieu ; »
*
**
Le galion sur lequel Gargot fut embarqué
se rendit sans encombre de Cadix à Barcelonne. Chaque fois qu’une voile
apparaissait à l’horizon, le marquis de Falces tremblait que ce fut un corsaire
français, et parlait de se réfugier dans un port de la côte espagnole. Ces
frayeurs divertissaient Gagot qui daignait donner des conseils aux Espagnols
pour prépare la défense, -c’est du moins Gargot qui nous l’a conté.
Quand le galion eut rejoint la flotte
qui croisait devant Barcelone, on fit descendre le prisonnier à terre pour le
mettre en présence du commandant des forces espagnoles. Il voulut profiter de
l’occasion pour envoyer son valet avec un message secret jusqu’aux lignes
françaises : un parti de cavalerie arrêté le valet. A plusieurs reprises,
Gargot tâcha de s’évader à la nage : sa jambe de bois le gênait, et on le
rattrapa. Il soudoya un marin dalmate qui s’engagea à le conduire jusqu’au
rivage sur une felouque : un officier espagnol l’aperçut au moment où il
descendait dans l’embarcation par une échelle de corde. Alors, il reçut de
fâcheuses nouvelles : son éternel ennemi, le comte Du Daugnon, s’était
révolté contre le roi, et ayant fait alliance avec les Espagnols, avait envoyé
une frégate à Cadix : c’était lui maintenant qui réclamait Gargot. D’autre
part, les Français n’étaient pas heureux devant Barcelone, les vaisseaux
envoyés pour ravitailler la place avaient dû regagner la haute mer, Barcelonne
finit par tomber aux mains des Espagnols, si bien que le navire qui portait
Gargot reprit un jour la route de Cadix, avec le reste de la flotte… A peine
débarqué, le prisonnier apprit qu’il venait d’être enfin échangé contre un
capitaine espagnol.
Il était libre, mais dans quel
dénuement ! il n’avait plus qu’ « un haut de chausse de toile de
voile tout déchiré, un méchant juste au corps de même et un chapeau de son
valet percé en divers lieux ». Comme il avait déjà éprouvé la générosité
du duc de Medina-Celi, il se fit conduire à Port-Sainte-Marie. Dès qu’il
pénétra dans le palais du duc, il se trouva en face d’un français « ayant
encore les bottes hautes », celui-ci courut à lui, se jeta dans ses
bras : c’était son frère aîné, venu à sa recherche à travers toutes les
Espagnes…
Survint le duc de Medina-Celi qui,
voyant Nicolas Gargot en si pitoyable équipage, fit un grand signe de croix, et
dit en français –c’était la première fois qu’il s’exprimait dans cette langue
devant le corsaire rochelais- : « Monsieur nous avons parmi nous de
la canaille, aussi bien que vous en avez parmi vous, mais n’ayez pas pour cela
mauvaise opinion de la nation espagnole, parmi laquelle il y a quantité
d’honnêtes gens comme vous savez… » Et il lui fit donner un de ses propres
habits qu’il avait encore fort peu mis. Gargot le passa sur-le-champ, et on
n’eut plus reconnu « ce pauvre gueux estropiât à qui les cuisses et les
coudes paraissaient naguère ». Après souper, il envoya son valet chez la belle
Espagnole près de qui le hasard l’avait ramené, et lui annonçât qu’il irait la
voir le lendemain. Puis il se retira dans sa chambre avec son frère et lui fit
le récit de ses longues et tristes aventures. Lorsqu’il eut fini, ce fut le
tour de l’aîné de conter ce qui lui était advenu depuis le jour où la Rose
d’Or s’était séparé du Léopard, dans les eaux des Canaries, comment,
de retour à La Rochelle, il avait été dépouillé, persécuté par le comte Du
Daugnon, jeté pendant trois mois, dans un horrible cachot de Brouage, et,
comment grâce à la protection de la reine mère, il avait négocié l’échange de
son frère contre un prisonnier espagnol, et traversé l’Espagne.
Le lendemain, après avoir passé la
journée à se promener dans des jardins d’orangers et à visiter des églises,
Gargot pria un des capitaines qui lui servait de gardes, de le laisse sortir
pour se rendre chez son amie. Le capitaine le lui permit, et lui prêta même son
épée et sa dague pour se défendre en cas qu’il lui surviendrait quelque accident.
« Il s’achemina donc à la faveur de
la nuit au logis de cette belle Espagnole. Etant proche de la porte, il vit un
laquais qui l’attendait sans lumière, lequel le prit par la main pour le
conduire dans une allée obscure, et après avoir marché quelque temps, il trouva
de la lumière dans une chambre où il y avait quelques femmes qui le saluèrent
de la tête sans parler, et lui firent signe de passer outre. Le laquais ayant
ouvert une porte et levé la tapisserie, laissa entrer celui qu’il conduisait,
qui vit sur un lit garni de taffetas incarnat, cette dame qui se leva à son
arrivée. Au même temps qu’elle le vit entrer, elle courut le prendre par la
main, et après l’avoir salué, le conduisit sur le même lit, où elle se coucha
et le fit seoir auprès d’elle. Il trouva cette belle personne fort ajustée de
quantité de rubans incarnadins à ses cheveux, avec une chemise qui joignait le
col, mais ayant un réseau de soie noire fait à l’aiguille et percé o jour, par
où on voyait son sein ; elle n’avait qu’une simple jupe de taffetas de
couleurs, mais garnie d’une grande dentelle d’or. Etant appuyée sur son coude
et jetant les yeux sur lui, elle lui tint ce
langage : « Cavalier, je vous prie de ne pas trouver étrange si
je vous reçois chez moi de cette manière, n’ayez pas de mauvaise opinion de moi
pour cela ; car c’est une petite maladie qui me fait ainsi tenir au lit…
J’ai voulu me forcer à vous permettre de me voir pour vous assurer encore une
fois de mon estime ; votre absence ne l’a nullement diminuée ; au
contraire, j’ai plus de passion de vous servir que j’en ai jamais eue, vous
n’avez qu’à me commander et je vous obéirai comme votre très humble
servante. » Il la remercia de tout cœur de tant de bontés qu’elle avait
pour lui, et lui protesta que, dans toutes les occasions qui se pourraient
présenter, il tâcherait de lui faire connaître qu’il n’était pas un ingrat et
qu’il était entièrement à elle dans tout ce qu’il lui plairait de lui
commander. « Plût à Dieu, cavalier dit-elle, que cela fût vrai, vous
n’auriez pas la peine d’aller si loin dans votre pays où peut-être vous ne
trouverez pas la satisfaction que vus espérez, vous demeuriez ici près de moi,
où je ferais gloire de vous servir, comme une personne qui est entièrement
vôtre, mon honneur sauf… Mais vous êtes encore prisonnier et vous ne pouvez
disposer de vous… » Leur conversation dura assez longtemps, et ils se
donnèrent mille marques d’estime mutuelle ; mais enfin notre aventurier ne
voulant pas laisser le reproche d’avoir manqué à sa bonne fortune, essaya de voir
jusqu’où il pouvait aller, de quoi l’Espagnole s’apercevant fit un hem !
qui appela toutes ses femmes dans la chambre et qui mina toutes les espérances
du cavalier. Il ne put s’empêcher de se plaindre de ce secours entré su
brusquement pour secourir la place. Elle lui en dit la raison en cette
sorte : « Cavalier, je vous ai confessé que je vous aimais d’une
très forte passion, mais j’aime mon honneur encore plus fortement, et comme je
me suis méfiée de mes forces étant avec vus seule, j’ai donné ordre à mes
femmes d’entrer à ce signal ; que si ma conduite un peu libre vous a donné
lieu d’entreprendre, je vous puis protester qu’il n’y a que le titre d’époux
qui puisse rendre vos prétentions justes et satisfaites… Contentez-vous donc
des choses que l’honneur peut permettre et ne manquez pas demain à pareille
heure de venir souper avec moi. Adieu, Cavalier il s’en va faire jour. »
Ils se séparèrent ainsi et le cavalier s’en retourna en son logis sans aucune
mauvaise rencontre. »
Le cavalier ne revit plus la belle
Espagnole. Le lendemain, ses gardes l’empêchèrent de venir au
rendez-vous ; un valet porta ses excuses, et, le surlendemain, il se mit
en route pour Madrid en passant par Cordoue et Tolède.
A Madrid, le duc d’Albuquerque lui fit
l’honneur de la recevoir dans sa propre chambre, étant couché avec la duchesse
dans un lit d’argent massif. La veille de Noël 1652, les deux frères quittèrent
Madrid et se dirigèrent vers la France. Il se rendirent d’abord à Blaye, puis à
Saintes où Nicolas dut se soumettre à l’examen d’un médecin et d’un chirurgien
envoyés par le duc de Vendôme, car les émissaires due Du Daugnon répandaient le
bruit que Gargot avait volé son surnom de Jambe-de-Bois et que son estropiement
était une feinte !
*
**
Avant d’aller à La Rochelle revoir les
siens, Gargot obtint du duc de Vendôme le commandement du vaisseau Le
Mazarin, alors au port de Toulon. Il se rendit à Paris pour solliciter les
fonds nécessaires à l’armement ; mais la fortune s’acharnait contre lui.
Au même moment la cour entrait en
accommodement avec Du Daugnon, et négociait le singulier traité qui du rebelle
allait faire un maréchal de France. Sans doute on promit à Gargot que ses
intérêts seraient sauvegardés, s’il consentait à se taire ; mais l’évêque
de Saintes, qui était charger de parlementer avec Du Daugnon, ne souffla pas
mot des réclamations du corsaire. D’Estrades vint remplacer Du Daugnon à
Brouage : La Rose d’Or qui appartenait aux frères Gargot se
trouvait dans le port ; d’Estrades s’adjugea une moitié de la prise et en
laissa l’autre à son prédécesseur. Les Gargot crièrent très fort :
d’Estrades consentit à partager avec la moitié qu’il s’était réservée ;
ils ne purent faire rendre gorge à Du Daugnon.
Après une campagne sur les côtes du
Portugal, Nicolas vint à Paris pur obtenir justice. Tandis qu’il s’occupait de
ses intérêts, il se rappela le vœu qu’il avait fait sur le Léopard
d’embrasser la religion catholique. Un capucin l’instruisit ; le nonce le
reçut dans le giron de l’Eglise, et, pour témoigner de sa foi, le nouveau
converti s’en alla guerroyer contre les Turcs dans l’armée de la Sérénissime
République de Venise. Ayant ainsi satisfait sa conscience, il se remit au
service du roi, et se battit en Italie. Fait prisonnier au siège de Pavie, il
demeura deux mois dans un cachot, paya sa rançon, s’en fut à Rome où le Pape
lui montra une bienveillance particulière, et rentra en France, résolu à
poursuivre en justice Du Daugnon devenu maréchal de Foucault.
Soutenus par l’évêque de La Rochelle,
les deux frères présentèrent requête au Parlement. Mais leur adversaire
retrouva au fond de la Bretagne un créancier de Nicolas, fit racheter la
créance par un homme de paille, et Nicolas, qui connaissait déjà les prisons
d’Espagne et d’Italie, alla passer quatre mois dans la prison de
Saint-Magloire ; il n’en fut tiré que par un arrêt du Conseil.
En méditant sur l’ingratitude des
hommes, il se souvint un jour que lui-même avait promis à Dieu non seulement de
se convertir au catholicisme mais encore d’aller à Jérusalem… Il partit,
accompagné de son frère. Parvenus à Rome, les pèlerins furent présentés au
Pape ; celui-ci les dispensa de continuer leur route, « eu égard aux
évènements qui rendaient impossible aux Français le séjour de la
Turquie », et leur imposa quelques autres dévotions. Les ayant accomplies,
ils se retournèrent chez eux.
Le maréchal de Foucault était
mort ; on plaidait maintenant contre sa veuve, Marie Fourné de Dampierre.
Nicolas laissa son frère se débattre au milieu d’inextricables procédures. Il
reprit la mer. On le chargea de conduire des vaisseaux qui portaient du secours
aux Canadiens, puis, on l’envoya chercher des canons en Suède. Au retour de ce
voyage, il tomba gravement malade à La Rochelle. « Au bout de trois mois
de langueur et de grande patience, ayant reçu les sacrements comme un bon et
véritable catholique, il rendit son âme à Dieu entre les bras de son cher frère
qu’il embrassa et mouilla de ses larmes dans ce dernier adieu, ce qui ne lui
était jamais arrivé pendant sa vie, quelque occasion qui se fût présentée
d’être affligé. »
Il était si pauvre que l’évêque de La
Rochelle dut payer ses funérailles.