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La Vie Quotidienne à ARLES-sur-TECH (66)

Souvenirs écrits pour ses neveux et terminé en 1977.

par Mme Augustine BONAURE, née en 1899, institutrice à Arles-sur-Tech.

 

NOS GRANDS-PARENTS

C’est sur cette terre catalane que sont nés nos grands-parents maternels, et ont vécu nos grands-parents paternels.

Dans la même année, en 1905, à quelques mois d’intervalles, je perdis mes grands-parents paternels qui ne connurent que mon frère et moi.

Peu après la naissance de la soeur, la troisième enfant de la famille, notre grand-mère maternelle décéda en octobre 1915, d’une crise cardiaque, à peine âgée de 59 ans.

A ce moment, ma famille alla habiter dans la maison de nos grands-parents maternels, avec notre grand-père.

Ce dernier, d’un naturel insouciant et fantaisiste, fut le meilleur des grands-pères. Il aimait nous raconter comment il partit comme volontaire à la guerre de 1870 alors qu’il aurait pût se dispenser d’aller guerroyer, sa famille dont il était le benjamin gâté ayant payé un homme pour le remplacer au service militaire. Il ne s’attardait pas à nous retracer les souffrances, même la faim qu’il connut, il aimait mieux nous parler de Strasbourg et de sa belle cathédrale où les douze apôtres apparaissaient quand sonnait midi. Il lui restait toutefois de sa haine contre l’ennemi, l’injure la plus infamante quand il disait « allemand » !

Par lui et par nos parents nous avons su ce qu’était la vie des habitants d’Arles pendant la deuxième moitié du XIX° siècle.

Comme dans tous les village de France, les habitants s’éclairaient avec la lampe à huile, sorte de quinquet à quatre coins où une mèche de coton trempait dans l’huile et se consumait lentement; on le suspendait près de l’âtre.

Bêtes et gens y vivaient dans le même logis, au rez-de-chaussée, le porc, les lapins, l’âne parfois; à l’étage, toute la famille qui se chauffait en hiver au feu de bois dans l’âtre, à même le sol. Les pièces étaient munies de petites armoires dans le mur; le pétrin, la table, les chaises constituaient le mobilier de la cuisine; les lits étaient en bois avec une paillasse en feuille de maïs.

L’eau courait dans les ruisseaux, au milieu de la rue, qui servait d’égouts.

La plupart des hommes travaillaient dans les forêts: bûcherons, charbonniers, muletiers. Le châtaignier, dont l’exploitation fournissait la douelle, a fait vivre des générations de bûcherons; les troncs étaient portés dans les scieries à dos de mulets; ces derniers passaient dans les rues, les plus rétifs portant une muselière, attachés les uns aux autres et leurs clochettes au son clair tintaient sur leur passage. Le « traginer », avec sa « barratina » rouge, et sa « faixa » noire, conduisait ses bêtes à l’écurie.

Au village, cordonniers, maçons, menuisiers, tonneliers, sabotiers s’activaient dans leurs boutiques.

Les hommes faisaient des semelles d’espadrilles en corde que les femmes cousaient à l’empeigne de toile ; les uns et les autres travaillaient sur le devant de leur porte.

Les plus pauvres, hommes ou femmes, allaient chercher du bois mort et portaient à domicile des fagots très lourds sur un « sac-paill ». C’était un coussin bourré de paille posé sur la nuque et maintenu au front par un bandeau.

Beaucoup de femmes lavaient le linge des plus fortunés, passant des journées entières à le frotter dans l’eau froide des lavoirs ; la lessive se faisait une fois l’an dans les maisons pourvus de linge.

D’autres travaillaient à la journée en qualité de lingère.

Chaque maison bourgeoise pouvait compter sur le dévouement sans limite d’une servante qui faisait partie de la famille.

La plupart des habitants vivaient dans un état voisin de la misère ; certaines femmes vendaient leur chevelure pour faire des pièces; d’autres acceptaient tout ouvrage, même mal rémunéré.

Les mines de fer de Batère étant déjà exploitées, hommes et femmes partaient à pied par des chemins tracés à pic dans la montagne, s’élevant de 300 à 1200 et 1500 mètres pour revenir chargés d’une « banasta » (corbeille faite en lattes de châtaignier) remplie de minerai. Ce voyage était payé dix sous... Un sou valait cinq centimes et un kilo de pain valait quelques sous. On comptait même par liard (le quart d’un sou).

Le minerai extrait à Batère et porté à Arles était traité dans les forges catalanes. Monsieur Alexandre Pons, maître de forges, brûlait ce minerai et le traitait à Corsavy et au Pont Neuf d’Arles.

Dans ces forges aux procédés primitifs, on ne retenait pas tout le fer qu’il contenait, à peine 60%. Il est vrai que ce fer, de qualité supérieure, ne cassait ni à froid ni à chaud..

Dans ce milieu pauvre, peu d’enfant fréquentaient l’école. Ma mère s’instruisit à l’école des Sœurs, au couvant désaffecté, réservée aux privilégiés du village, tenue par des religieuses. Mon père fréquenta l’école communale située à l’ancien hôpital. Le maître d’école était payé par les élèves et la commune car ce ne fut qu’en 1881 que Jules Ferry créa l’école laïque et gratuite.

A onze ans, mon père quitta l’école pour être manoeuvre dans l’entreprise familiale qui comprenait, outre mon grand-père, ses trois fils maçons ayant étudié le plan à Céret: Jean, Emile, Mathieu aidés de bonne heure par les plus jeunes: Jacques, mon père, un peu plus tard Joseph, son plus jeune frère; Eugène ferblantier, Jules menuisier, complétaient l’entreprise.

François Sala, de Corsavy, fit son apprentissage chez ce grand-père, vivant en famille, partageant les repas et la chambre avec les fils de la maison. De là, naquit une profonde amitié entre mon père, en particulier, et ce compagnon.

Toue cette équipe construisit, entre autre ouvrages, la maison qui fut la leur; sise au Couvent d’une part, et sur le Baills Barjau que domine une grande terrasse.

Les bourgeois : notaire, banquier, juge de paix, médecin étaient propriétaires de métairies avoisinantes ; leurs fermiers payaient leur redevance en nature : poulets, lapins, œufs, porc, lait, haricots, pommes de terre, ce qui leur assurait en plus de leurs revenus, une large aisance.

Le vendredi, les mendiants, nombreux à l’époque, se groupaient à l’entrée des maisons charitables et chacun d’eux recevait un sou distribué le plus souvent par la « bonne ».

Il y avait aussi des castes bien distinctes : les pauvres, vraiment malheureux, les artisans, les commerçants plus aisés vivant du produit de leur travail, les notables et ceux que l’on appelait les riches, vivant de leurs rentes et ne fournissant aucun travail; c’était pour eux le temps de la belle époque.

Mais des habitants, plus entreprenants, ont essayé de donner la vie au village en créant des industries. L’eau, si abondante à Arles, servit de bonne heure de force motrice et c’est au bord du Tech et du Riuferrer que furent construites les premières usines de chocolat.

Un épicier catalan, Frigola, vendait déjà son chocolat dès le traité des Pyrénées (1659). Ce ne fut qu’en 1860 que la fabrication fut connue dans Arles. La chocolaterie Parès fut fondée; une des filles Parès épousa Monsieur Catala (père de Laure, devenue Madame Pams d’abord, Madame Oudet ensuite ; le plus jeune des filles, Thérèse, épousa le docteur Coste).

Une autre fille Parès épousa Monsieur Cantaloup. Les deux beaux-frères associés créèrent la chocolaterie Cantalou-Catala. Cette fabrication toute artisanale, se limitait à l’emploi d’un seul ouvrier chocolatier.

Une deuxième chocolaterie Carbonne, puis Boure, ouvrit ses portes à la même époque. Cette chocolaterie, après la guerre de 1918, périclita et cessa toute activité.

Monsieur Catala, très entreprenant, eut l’idée de créer une usine électrique et d’installer l’électricité au village; les travaux, sous sa direction, furent exécutés et le courant électrique arriva en 1892. L’installation de l’électricité à domicile devait être coûteuse, les rues et la plupart des maisons ne furent éclairées que beaucoup plus tard, en 1910 environ, puisque mon père fut chargé de placer les consoles aux façades des maisons; on s’éclairait, avant, à la lampe à pétrole.

De modestes industries, aujourd’hui disparues, donnaient du travail à un petit nombre d’ouvriers.

Des tanneries traitaient les peaux de moutons de la région. Des cuves existaient encore, il y a cinquante ans, dans la Maison Bails et l’ancienne gendarmerie, jouxtant la maison Camo-Muxart d’une part, les garages Jorda de l’autre.

Deux moulins à farine fonctionnaient encore avant la guerre, en 1914, mus l’un et l’autre par la force hydraulique, l’un au Moulin d’en Biosa, l’autre près du Riuferrer (emporté par l’inondation de 1940).

Un moulin à huile était sis au Barri d’Amont, le nom seul a subsisté, Moli de l’Oli, mais il fonctionnait à l’époque où les oliveraies étaient nombreuses. Notre châtaigneraie actuelle, aux arbres presque centenaires, portait le nom de l’Olivède à cause de sa plantation; et je me souviens, tout enfant, d’avoir vu quelques oliviers.

Le chemin de fer arriva à Arles vers 1896, ce qui donna un essor nouveau au village.

Auparavant on se déplaçait avec des diligences tirées par cinq ou six chevaux; le relais se faisait à la Maison de Mouragues; ce fut plus tard le transport des voyageurs dans des voitures attelées de deux ou trois chevaux; les marchandises étaient transportées par des charrettes.

Le village vivait ainsi en circuit fermé et le commerce était presque inexistant ; on se déplaçait rarement.

Quand mes parents décidèrent leur mariage en 1898, ils se rendirent en chemin de fer à Perpignan pour acheter les « joies ». Il n’y avait pas de bijoutiers à Arles, bien sûr.

J’ajoute, en passant, pour donner une idée de l’éducation à cette époque, que le frère de ma mère, mon oncle, accompagna les fiancés; il n’eut pas été de bon ton qu’ils voyagent seuls.

Dans ces villages de montagne privés d’hygiène, les épidémies étaient nombreuses. Une épidémie de peste à Céret en 1851 fut terrible d’après les chroniqueurs, elle arriva probablement à Arles; il en fut de même en 1854 et 1884.

La cousine germaine de ma mère, Marie Maynéris fut atteinte du choléra, mais résista au mal et guérit.

 

MA NAISSANCE

Je vins au monde le 24 juillet 1899...

C’est une sage-femme qui assista à l’accouchement, la « Guidette, qui mettait au monde tous les enfants du village, qu’on appelait à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit et qui venait ensuite, deux fois par jour après la naissance, emmailloter le bébé tant que la maman était couchée, et qui prodiguait ses conseils, telle une puéricultrice.

Sa fille, épouse de notre cousin Jean Coste, remplaça sa mère âgée et remplit sa tâche avec le même dévouement. Elle forma une autre sage-femme, sa nièce, Madame Poch, mais on prit bientôt l’habitude d’appeler le docteur et de se rendre ensuite à la clinique dans une maternité..

Je fus donc emmailloté, c’est à dire qu’on emprisonnait chacune de ses jambes dans des couches en fil, qu’on mit par-dessus des langes en molleton fixés autour de la taille, repliés au bas et remontés jusqu’à la ceinture, le tout retenu par de nombreuses épingles à nourrice.

Avec des brassières, l’une en fil, l’autre en piqué, l’ensemble était fixé par une longue bande de toile serrée autour du corps. Un bonnet complétait la tenue du bébé. Mon grand-père me promenait ainsi ficelée, droite comme un cierge: j’étais ensuite couchée dans un berceau auquel on imprimait un balancement pour m’endormir.

Plus tard, le berceau de ma soeur, en osier, avec une flèche soutenant un rideau en mousseline, eut une base plus stable.

Je fus nourrie au sein ainsi que ma soeur, comme tous les enfants de l’époque. Si la maman était malade, comme ce fut le cas à la naissance de mon frère, on donnait le bébé en nourrice, et celle-ci, moyennant une rétribution mensuelle, allaitait à la fois son enfant et le nourrisson dont elle avait la garde.

Malgré tous les soins, l’hygiène n’étant pas très répandue, beaucoup d’enfants mouraient en bas âge ; les maladies infantiles étaient beaucoup plus graves qu’à présent, les médicaments appropriés n’ayant pas été inventés.

Notre médecin, le Docteur Paraire perdit deux fils de rougeole vers 1904; mon frère ayant été atteint par l’épidémie, mes parents angoissés louèrent une voiture pour porter à Céret leur fils à un médecin réputé qui les rassura.

 

L’ECOLE

A deux ans, je fréquentais l’école maternelle dirigée par une seule maîtresse combien dévouée, aux dire de ma mère, aidée par une femme de service.

Malgré ses 100 élèves à surveiller et à distraire, cette institutrice d’élite parvenait à apprendre à lire à ses meilleures élèves. C’est ainsi qu’à six ans, j’entrai à l’école primaire sachant lire. La grande école, comme on l’appelait pompeusement, comprenait deux classes, celle de la directrice et celle de son adjointe.

A l’époque, il fallait payer les fournitures scolaires : cahiers, livres, plume et porter un sou par mois pour payer l’encre.

Par la suite, la commune paya les livres, beaucoup plus tard, en 1945, les fournitures scolaires furent gratuites.

A huit ans, je rentrai dans la classe des grand que j’ai quittée à 17 ans, après avoir été reçue au brevet élémentaire en 1915 et l’année suivante à l’École Normale de Perpignan.

Cette même classe, je la retrouvais telle quelle, plus délabrée, quand, en 1945, je fus nommée directrice de l’école des filles.

J’ai donc été élève de l’école laïque de filles alors qu’une école primaire avait été ouverte par la direction des mines de Batère, dans l’actuel Hôtel des Postes. Ce n’était plus des religieuses qui professaient, comme du temps où ma mère allait en classe, mais des institutrices libres.

Quelle rivalité entre les deux écoles .....

Notre école n’était pas une école sans Dieu comme on appelait alors les écoles laïques; notre maîtresse nous conduisait à l’église, en rang, nous assistions aux offices religieux, mais, tandis que les élèves de l’école libre - les « monguettes » les appelions-nous dédaigneusement - étaient placées face à l’autel, nous étions reléguées dans une nef d’où nous ne pouvions rien voir pendant les cérémonies. L’assistance ne nous voyait pas non plus mais était obligée de nous entendre, car, nous, les bannies du chœur de chant, nous chantions à pleine voix - et nous étions nombreuses - un peu en retard sur le groupe privilégié formé autour de l’harmonium.

Le Maire, quoique libre-penseur, fermait les yeux sur les activités religieuses de cette directrice d’école, Mademoiselle Noell, dont la valeur pédagogique était incontestable.

L’animosité entre les deux écoles dura jusqu’après la guerre de 1918, date à laquelle la mine cessa son exploitation; les subsides se firent rares et l’école libre dut fermer ses portes. L’école laïque s’imposait de plus en plus.

A ce moment l’effectif scolaire s’accrut, de nouvelles classes furent créées, portant à trois, puis à quatre le nombre des maîtresses à l’école primaire, autant à l’école de garçons. Cette dernière fut dirigée tour à tour par Messieurs Domenach, Dauriach, Salvat, puis en 1944, par Monsieur Bonaure.

La direction de l’école de filles fut confiée pendant plus d’une quarantaine d’années à Melle Noell, fut reprise par ses anciennes élèves, Melle Capdeville et moi-même en 1945.

En 1914, ces maîtres et maîtresses préparaient leurs élèves au Certificat d’Etude Primaire; ces derniers quittaient l’école avec un bagage d’enseignement solide. Les connaissances en orthographe, grammaire et calcul étaient bien acquises. Les enfants des fermes, malgré l’éloignement de l’école, tenaient à bénéficier de cet enseignement. Dès l’âge de six ans, ils arrivaient avec leurs grands frères, toujours les premiers avant la rentrée des classes, après avoir fait une heure ou même deux de chemin.

C’est à cette époque que la langue catalane n’arrivait pas à disparaître à l’école; maîtres et maîtresses se lamentaient devant les piètres résultats en français. Pour venir à bout de nos habitudes et de notre entêtement, ils imaginèrent de nous donner un signe, en l’occurrence un disque que nous appelions la médaille. Il fallait s’en défaire quand on avait eu l’imprudence de parler catalan et qu’on était encombré de la médaille. Aussi, traîtreusement allions-nous nous mêler à un groupe provocant une exclamation ou une parole dite en catalan... « La médaille ! »... Celui qui n’avait pu trouver preneur avait une punition, ô barbarie, combien injuste !...

Voici donc nos écoliers nantis du Certificat d’Etude tant souhaité. A ce moment, la plupart, garçons et filles, entraient comme apprentis chez un artisan pour devenir ouvrier à leur tour.

Les filles allaient apprendre la couture dans les nombreux ateliers où l’on confectionnait des robes ; d’autres apprenaient à broder, à repasser, même celles qui ne devaient pas en faire un métier s’intéressaient aux ouvrages manuels et s’y livraient au cours de vacances toujours sages et sérieuses.

On ne faisait pas de sport, pas de promenade, alors on occupait ses doigts ou on lisait.

Après ce certificat auréolé de gloire, les enfants « riches » entraient au collège ou en pension: eux seuls continuaient dans l’enseignements secondaire jusqu’au baccalauréat. Les bons élèves des familles un peu aisées se rendaient en bicyclette à Céret pour compléter leur enseignements primaire qui leur ouvrait les portes et certaines administrations : postes ou contributions indirectes.

Mon frère et moi, nous avons continué nos classes sans quitter Arles, aidés par un directeur et une directrice dévoués qui se sont chargés de notre instruction jusqu’au Brevet Élémentaire pour l’un, l’École Normale pour l’autre.

On ne bénéficiait pas de bourses à l’époque, aucune aide n’était accordée aux élèves méritants qui aimaient l’étude. Aussi n’était-ce qu’une minorité qui continuait ses classes. Je voulus tenter ma chance et me présenter, contre toute espérance, au concours d’entrée à l’École Normale d’institutrices où je fus admise 3°. C’est là que je fus préparée au Brevet Supérieur qui n’avait pas équivalence avec le baccalauréat (l’injustice fut réparée après).

Mon succès à l’École Normale encouragea mes camarades à suivre cette voie si bien qu’une classe supplémentaire fut créée à l’école des filles; ce fut une jeune normalienne qui prodigua son enseignement efficace. C’est ainsi que ma soeur entra à son tour à l’École Normale en 1921.

Cette ébauche de cours complémentaire devint mixte et fut transférée à l’école de garçons.

En 1944, Jean Bonaure fut nommé directeur de ce rudiment de Cours Complémentaire sans grand résultats et lui donna un nouvel élan. Le groupe scolaire garçons et filles fut géminé, essai approuvé par l’Inspecteur d’Académie. Garçons et filles recevaient le même enseignement dans chaque classe depuis le cours préparatoire jusqu’à et y compris deux classes de cours complémentaires.

Les résultats se firent sentir rapidement, nombreux certificats d’études, plus nombreux BEPC, attribution de bourses aux élèves méritant de familles modestes.

Le nombre d’adjoint s’accrut: d’abord deux maîtres au C.C. puis trois et quatre, plus des professeurs de couture, de gymnastique et un professeur itinérant agricole.

Cinq élèves furent admises à l’École Normale d’institutrices, préparées en dehors des heures de cours.

Les élèves venaient nombreux des alentours: Amélie, Palalda, Corsavy, Can Partère. Une cantine municipale fut ouverte pour ces élèves venant des environs d’Arles: elle se tenait à la crypte, dépendance du cloître, et les maîtres assuraient le service de surveillance à tour de rôle et bénévolement.

Aujourd’hui, la cantine scolaire sert 300 repas dans un réfectoire bien aménagé, des cuisines modernes, un personnel compétent, des surveillants rétribués assurent la tenue des élèves à table.

Monsieur Bonaure dirigea cette école jusqu’en 1957, date de sa mise à la retraite. Il fut remplacé par Monsieur Serrat et le cours complémentaire prit le nom de Collège d’Enseignement Général (C.E.G.); un ramassage organisé amenait par car au groupe scolaire, les élèves des diverses communes avoisinantes; depuis 1976, le C.E.G. transformé en Collège d’Enseignement Secondaire (C.E.S.) accueille de plus les élèves de Prats de Mollo et de Saint-Laurent de Cerdans.

Jusqu’à la fin de nos fonctions, en 1957, le balayage des classes était assuré par une seule femme de service, deux fois par semaine; depuis, le nettoyage est quotidien et les locaux sont bien tenus.

Durant ma scolarité, jusqu’en 1916, une seule classe était éclairée par une ampoule électrique ; les institutrices logées s’éclairaient à la lampe à pétrole. Pas de chauffage dans les classes et les hivers étaient particulièrement froids, je revoie les chandelles de glace qui pendaient sur la route à l’endroit où le canal d’arrosage amenait l’eau au Barri d’Amont; il fut ensuite remplacé par un siphon passant sous la route; l’eau des ruisseaux était glacée, aussi, bien des fois, avions-nous de la peine à tenir le porte-plume avec nos mains gonflées d’engelures.

En 1944, les classes étaient chauffées avec des poêles à bois qui fumaient les jours de vent.. En 1952, on installa le chauffage central. Une seule chaudière au mazout, qu’on allumait le matin et qu’on éteignait à la récréation du soir, devait fournir la chaleur à la fois à l’école des filles, à l’école maternelle et au cours complémentaire. Nous y avons eu si froid qu’on regrettait le temps de nos bons vieux poêles à bois.

Depuis, le chauffage est bien assuré dans l’école reconstruite en 1965 sur l’emplacement de l’ancienne, agrandie surélevée d’un étage.

J’ajoute à ce compte-rendu un détail personnel: ma grand-mère avait un jardin à ce qui fut l’emplacement de l’école construite à la fin du siècle dernier. Ayant été expropriée, elle acheta le jardin non loin du premier qui fut notre jardin familial.

Mon grand-père paternel était sur les rangs des entrepreneurs désireux de construire le groupe scolaire; ce fut un entrepreneur de Prats de Mollo qui proposa les meilleurs prix et emporta le marché.

 

LA MINE

Avant l’arrivée du chemin de fer, les progrès de l’industrie s’accélèrent; la mine de Batère était exploitée rationnellement. Un câble aérien long de 9 km, installé en 1898, porte le minerai à Arles où deux fours de grillages fonctionnaient jour et nuit. Une fois grillé, c’est à dire débarrassé du gaz carbonique et de l’eau qu’il contient, le minerai était transporté en chemin de fer à l’intérieur de la France dans les aciéries.

En 1977, le minerai grillé est chargé dans des camions qui le transportent jusqu’à la gare S.N.C.F. de Céret - notre voie de chemin de fer ayant été emportée par les inondations d’octobre 1940 -

6.000 tonnes par mois, soit cinq trains complets, partent ainsi de Céret pour Decazeville. Après grillage, il contient de 52 à 55% de fer et 3 à 4% de manganèse.

Malgré ces caractéristiques, la mine a dû fermer trois fois en un demi-siècle :

= fermée en 1921, elle reprend ses activités en 1927 pour s’arrêter quatre ans plus tard.

= reprise en 1938, elle fut paralysée en 1940 par les inondations.

A l’heure actuelle, après un licenciement d’une trentaine de personnes, la mine fournit encore 60 emplois: mineurs de fond, employés, personnel des services d’entretien et cadres.

L’essentiel du problème provenait du fait que la production était trop exclusivement liée aux besoins de Decazeville; il faut diversifier nos débouchés (René Grando, d’après l’Indépendant).

L’exploitation de la mine de Batère fut une source de richesse pour Arles. Le propriétaire de la mine, Monsieur Monin fit construire un château en pierre de taille du pays (Jean Barboteu, tailleur de pierre, ami de mon père, eut là un important chantier).

Ce chantier, devenu l’Hôtel de Ville actuel, fut acheté par la commune en 1905, pour la somme de 400.000 francs-or.

Monsieur Monin fit amener l’eau qui actionnait une ancienne forge jusqu’à son domicile et le parc qui l’entourait fut bientôt un enchantement de fleurs, d’arbres exotiques dont un jardinier, gardien des lieux, prenait grand soin (Mr Sabatier, père d’Elie, devenu notre cousin par alliance)..

La famille Monin habitait la grande ville et ne venait à Arles que de temps en temps. Quand elle arrivait, les grilles du château étaient grandes ouvertes et je vois encore, toute éblouie, la calèche qui entrait avec les messieurs et les dames de leur suite.

A ce moment les globes surmontant les grilles s’éclairaient. Pour nous, enfants du village, c’était une féerie.

Le parc, bien clôturé, ne laissait aucun passage à un possible maraudeur ; les treilles couraient le long du grillage et chaque raisin, l’été venu, était enfermé dans une bourse en toile métallique fine pour mettre les grappes à l’abri des guêpes.

En même temps que leur belle demeure, ce patron de la mine fit construire, attenant au château, une écurie pour les chevaux et, à l’étage, le logement du cocher (maison appartenant aujourd’hui à Albert Berdaguer).

Une villa fut construite aux alentours pour le personnel et les cadres de la mine (maison Jorda).

Non loin de là, l’école privée fut bâtie et ouverte aux enfants des mineurs et aux privilégiées du village - ces dernières moyennant rétribution - ce qui faisait deux castes bien tranchées à l’école. L’école était tenue par des institutrices d’enseignement privé. Une fois fermée, elle fut achetée par la commune, pour y être d’abord mairie, puis, ce qu’elle est encore de nos jours, Hôtel des Postes.

Quel essor dut connaître notre village quand tant de chantiers furent ouverts !...

Le progrès gagne Arles-sur-Tech...

 

LA VIE DES OUVRIERS

Avant 1914, les ouvriers, même les patrons, travaillaient 10 heures par jour.

La journée, commencée à 6 heures du matin, s’achevait à 6 heures le soir, entrecoupée d’un petit déjeuner de 30 minutes, du repas de midi à 1 heure et du goûter, 30 minutes.

Pour une journée de travail, un ouvrier gagnait 2,50 F en 1900, 3 F puis 4 F pour finir par 5 F en fin de carrière, aux environs de 1940 ; encore fallait-il, sur cette somme modique, payer les assurances pour les accidents du travail.

Le kilo de pain valait 7 sous, nous achetions une miche de 3 kilos tous les deux jours (nous étions six à table) qui coûtait 21 sous, les sous valant 5 centimes, les 3 kilos coûtaient donc 1,05 F.

Les familles nombreuses achetaient des miches de 6 kilos ; le boulanger les pesaient devant le client, et ajoutait une tranche de pain pour obtenir le poids exact. Pas de pain fantaisie, à part les pains longs de 2 kilos.

La plupart des travailleurs ne pouvaient payer comptant. Le boulanger, qui ne refusait jamais de vendre le pain aux nécessiteux, le donnait à crédit.

Il tenait, suspendue derrière le comptoir, pour chacun de ses clients impécunieux, une sorte de règle (« la taille ») où il traçait à la lime un trait représentant le pain acheté, le client possédait le double de cette règle et s’acquittait de sa dette quand il le pouvait.

Que de peine prenaient les boulangers à l’époque où, aidés d’un mitron, ils devaient pétrir la pâte à pleins bras, chauffer le four au feu de bois, enfourner, surveiller la cuisson du pain, recevoir les clients à toute heure sans jamais prendre un jour de repos, même le dimanche.

A la période des pommes, les Arlésiens ramassaient les fruits tombés de l’arbre, les triaient et les rangeaient dans des plats en fer battus ; ils portaient ces pommes à cuire au four du boulanger dès que la fournée du pain était retirée. Le sol du fourneau était rempli de plats que les clients allaient chercher, le moment venu.

La coutume voulait encore qu’au 1° janvier, chaque boulanger offrît à ses clients un tourteau d’anis. La veille, en tant qu’aînée des trois enfants, j’avais la faveur d’être sollicitée par les boulangers, nos proches voisins, pour participer à la confection de ces tourteaux ornés de serpentins, d’oiseaux, de poissons que je modelais avec la pâte. Sans doute, notre tourteau offert le lendemain était-il plus gros que les autres.

C’était un tourteau semblable, et plus ou moins grand suivant la bourse de celui qui l’offrait, que le Parrain ou la Marraine donnait en étrenne au filleul qui se rendaient chez eux pour présenter les vœux de nouvel an, en récitant un compliment appris à l’école.

La rue était vivante et instructive car les ouvriers travaillaient dehors ou à l’atelier ouvert sur la rue.

Les tonneliers faisaient retentir leurs marteaux sur des douelles, façonnant des tonneaux ou des comportes pour les vendanges prochaines.

Le charron, à l’entrée du village, fabriquait les grandes roues des charrettes.

Les deux maréchaux-ferrants faisaient tinter leur marteau sur l’enclume et fabriquaient des outils en fer ou ferraient les chevaux dans une odeur de corne brûlée; un de ces ouvriers se chargeait même d’arracher quelque dent douloureuse avec des pinces.

Un taillandier exposait ses couteaux après les avoir façonnés.

Un sellier travaillait le cuir pour confectionner des selles.

Un rempailleur de chaises tressait la paille pour remettre à neuf les vieux sièges; au besoin, il fabriquait des chaises que les années ne disloquaient pas.

Le cordonnier tirait sur le ligneul avec ses deux bras étendus et s’amusait de nos réflexions d’enfants; il nous laissait même toucher l’alêne ou le tranchet en nous faisant maintes recommandations.

Le rémouleur parcourait les rues régulièrement, faisant, avec une lame passée sur la meule, un son strident pour annoncer son passage.

Les ramoneurs passaient dès que l’automne arrivait; ils allaient par deux, un grand et un petit, en chantant leur refrain où la grosse voix de l’un alternait avec la voix grêle du petit; ce dernier était apitoyant car l’on savait qu’il devait se glisser à l’intérieur du tuyau de la cheminée pour racler la suie.

Tous les lundis, le marchand de peaux de lapins s’arrêtait à chaque coin de rue pour acheter la peau de la bête sacrifiée la veille; on entendait son chant :

« Pellerot, verro vell;

Pell de llebre o de llapi »

Etaient-ils malheureux ces ouvriers qui vivaient modestement ? Oh ! Non, car je les entendais chanter en travaillant ou siffler un air connu. Même avec peu d’argent, l’on vivait heureux. Certes, nous n’étrennions pas de robes à chaque saison, l’aînée passait ses tabliers devenus trop courts à la petite soeur qui n’était pas toujours ravie... Les chaussures faites par le cordonnier étaient inusables et la mode ne nous souciait pas.

Il fallait faire des prodiges d’économie pour élever trois enfants quand aucune allocation n’était versée; seules les familles nombreuses, à partir de quatre enfants, recevaient un secours de l’état.

Nous étions pourtant heureux, car nous savions nous contenter de peu.

 

L’ENTRAIDE

Dès 1878, des sociétés de secours mutuels furent fondées. Suivant les opinions politiques, on adhérait, soit à la Société l'Humanité à laquelle mon père faisait partie, soit à la Société des Saints Abdon et Sennen. Un peu plus tard, fut créée pour les femmes, la Société l’Arlésienne.

Ces trois Sociétés comprenaient des membres honoraires et des membres participants. Les premiers payaient leur cotisation sans bénéficier de l’assistance médicale, en revanche, ils avaient droit aux « veilleurs » qui, à tour de rôle, passaient la nuit auprès d’un malade, à l’époque toujours soigné à la maison quelle que fût la nature et la gravité de la maladie.

Les membres participants recevaient un secours en cas de maladie mais en revanche, ils devaient veiller les malades, membres honoraires ou membres participants, de sorte que leur tour arrivait fréquemment. Certains, qui devaient assurer un travail pénible, préféraient payer une « veilleuse » qui le remplaçait cette nuit-là.

Les cotisations étaient payées le dimanche après-midi; le secrétaire de la Société, bénévole, les percevait, sacrifiant ainsi son jour de repos. Membres honoraires et membres participants devaient être présents à chaque enterrement d’un mutualiste. L’appel des sociétaires était fait avant la cérémonie; les absents devaient payer une amende et le cortège se formait derrière le drapeau tricolore ou la bannière à l’effigie des Saint Abdon et Sennen.

Avec la Sécurité Sociale, ces associations n’ont plus eu leur raison d’être; elles se sont affiliées à la Rousillonaise, à Perpignan.

 

VERS 1908, PREMIER CINEMA ET PHONOGRAPHE

J’étais avec d’autres enfants du village, devant la porte de la crypte où avait lieu la première séance de cinéma. A ce moment, par l’entrebâillement de la porte, je vis sur l’écran, ô enchantement, un champignon qui grandissait. Jusqu’ici, je n’avais vu que des images fixes avec la lanterne magique. J’étais si émerveillée que je retrouve la musique qui accompagnait cette image, accompagnée par le premier phonographe que j’entendais.

Quelques semaines après, dans l’église de Saint-Sauveur, nouvelle séance où nous nous rendîmes en famille; cette fois, c’étaient des projections, mais si belles à nos yeux d’enfants, sur un sujet religieux qu’elles sont restées à jamais gravées dans ma mémoire.

Les séances de cinéma devinrent de plus en plus fréquentes et suivies par un nombreux public.

Ce fut vers 1930 que le cinéma devint parlant.

A la même époque, la radio apporta une vie nouvelle dans les foyers. En 1952, la télévision en noir et blanc fit son apparition dans notre village.

Le 31 janvier 1969, nous achetions un poste de télévision en couleurs.

 

LE COMMERCE

Les deux marchands de grains, Sirère et Paul Molins, vendaient au détail ou en gros du son, de l’avoine, du seigle, du sarrasin, du maïs. Ils se servaient de mesures en bois :

* 1 mesure = 1 double décalitre

* mitjà-mesure = 1 décalitre

On payait avec une pièce d’or = 20 francs (lluisa), 10 francs = mitja-lluisa)

ou des pièces en argent = 5 francs (un duro), 1 franc = (una peseta)

La menue monnaie : 1 sou (cinq centimes)

Une pièce de 2 sous (110 centimes) faits avec un alliage de cuivre et d’étain.

Avec un sou, 5 centimes, un enfant se croyait riche, il pouvait acheter une orange, une grenade, des pastilles, de la réglisse, des figurines telles que têtes de clown, ou des animaux: des poissons, des cochons liés par un petit ruban, si bien qu’à six ou sept ans j’allais acheter un sou de porcs, en faisant sonner la lettre finale.

L’épicier torréfiait dans la rue le café vert dont l’arôme parfumait tout le quartier.

Les marchands se dérangeaient à toute heure du jour, même au moment des repas trouvant naturel que le client se rende chez eux au fur et à mesure des besoins; le plus souvent c’était pour un hecto de fromage ou trois sous de tabac qu’on vendait a détail, qu’on pesait et mettait dans une petite poche en papier (paperine). Mon père et mon grand-père roulaient leurs cigarettes et nous envoyaient faire ces petits achats. Le dimanche, grand-père fumait un cigare et j’allais acheter un « nina ».

Tous les jours de la semaine, et même le dimanche, surtout, les commerçants se tenaient derrière leur comptoir car ce jour-là en particulier, les habitants des fermes environnantes venaient s’approvisionner. C’était le dimanche qu’ils se rendaient chez les deux marchands d’étoffes très achalandés, Marill et Parent, pour acheter pantalons de velours ou de toile solide, linge de maison ou tissus pour confectionner des robes; les couturières avaient beaucoup à faire, on ne connaissait pas le prêt à porter. Il vint tardivement autour de 1920, mais, sans aucune retouche, le vêtement sentait la « confection » disait-on avec dédain.

Mais c’est au moment des foires que l’activité commerciale devenait intense; il y avait la foire de décembre et la foire de mai, et les marchands forains installés sur la place, attiraient beaucoup de curieux et d’acheteurs.

C’était l’occasion de voir des poupées de toutes tailles, des belles qui fermaient et rouvraient les yeux suivant la position, qu’on admirait sans penser un instant en devenir possesseur; on fixait son choix sur une petite poupée qu’on pourrait habiller et déshabiller. Tous les jouets, poupées, ménages, cordes à sauter, ballons étaient bien tentants et on passait et repassait avant de faire son choix, le crédit alloué à chaque enfant étant très modeste.

Des rangées de tréteaux encombraient toute la place publique réservée aux bazars où l’on découvrait tous les ustensiles de cuisine, des tas de couvertures et d’étoffes diverses.

La Placette d’Avall était réservé aux marchands de cordes de tous calibres, depuis la pelote de ficelle jusqu’à la grosse corde enroulée sur elle-même et les acheteurs y venaient nombreux.

De là, on entendait les cris perçants des porcelets vendus au bas du jeu de Paume. Dans un vacarme assourdissant avaient lieu les tractations et les marchandages; puis le goret, saisi par les oreilles et par la queue, était emporté par l’acheteur persuadé qu’il avait fait un choix heureux.

A la Placette d’Amont, des vendeurs, venus d’Espagne, avec leur tartane, offraient des « forcs » d’ail, des harengs séchés, de l’huile en bidons, des épices en interpellant les passants.

La rue des Fêtes devenait ce jour-là, la rue des figues. Dans cette ruelle en pente, très passante, car elle aboutissait à la Place, se tenait des vendeuses venues de Palalda. Debout devant leurs corbeilles remplies de figues « négrettes » enrobées de farine, elles attendaient les acheteurs malgré le froid très vif de décembre.

Et chacun, le soir venu, rentrait chez soi la bourse allégée, mais les paniers débordants de marchandises.

 

MA FAMILLE

De plus loin que je me souvienne, je revois mes parents dans une tenue qui fut longtemps immuable: mon père vêtu d’un costume de velours gris à côtes l’hiver, de coutil l’été, portait les jours ordinaires une ceinture de flanelle rouge entourée autour de la taille et retenant le pantalon (« faixa »). Cette « faixa » permettait d’afficher les opinions politiques par sa couleur: rouge chez les républicains, verte chez ceux qu'on appelait "carlins", conservateur, noire chez les neutres, tel mon grand-père. Mon père était coiffé d'une casquette, d'un chapeau de feutre les jours de cérémonie; mon grand-père portait un large béret basque (genre chasseur alpin).

Ni mon père, ni mon grand-père ne se rasaient eux-mêmes; deux fois par semaine, ils se rendaient chez le coiffeur.

Quand parurent les rasoirs mécaniques, environ vers 1917, mon frère était heureux de remplir les fonctions de coiffeur. Beaucoup plus tard, les rasoirs électriques rendirent plus facile l’opération du rasage.

Les coiffeurs se spécialisaient en particulier dans la coupe des cheveux; la tondeuse était de plus en plus inemployée.

Mon père travaillait toute la semaine, parfois même le dimanche matin, soit pour terminer un chantier , soit pour aider mon grand-père ans les travaux de jardinage.

L’après-midi du dimanche, vers quatre heures, il se rendait à "l'hostal" (café-auberge) où il retrouvait ses camarades de tous les corps de métier: ils goûtaient ensemble, se faisaient servir de la saucisse ou du boudin grillé et chantaient ensuite leurs airs favoris en dégustant un verre de vin. Chacun avait son air préféré; mon père chantait:

« Je veux que le travail soit le maître du monde,

Je veux que l’oppresseur soit réduit au silence... ».

(O paradoxe ! Lui qui n’avait jamais fait grève et qui la réprouvait plus tard, traitait du mot mot infamant de « fainéant » ceux qui arrêtaient volontairement le travail pour obtenir un meilleur sort).

Et tout le monde reprenait en choeur le refrain :

« Voila pourquoi je suis, je suis républicain... (bis) ».

C’était pour mon père, non un chant revendicatif, mais un hymne au travail.

Ma mère était la fée du logis.

Je la revois quand j’étais enfant, coiffée du bonnet catalan en dentelle (de Flandre, disait-elle) les jours de fête ou le dimanche, en mousseline blanche unie, les jours ordinaires. De ses doigts habiles, elle avait tricoté des dentelles aux aiguilles pour ses bonnets avec un fil impalpable; je conserve un morceau de ce travail arachnéen.

Chaque année, j'étais chargée, à ma sortie de l’école, de prendre chez la repasseuse la coiffe de maman et la chemise blanche à plastron empesé de mon père et je portais le tout avec respect, les bras tendus.

Ma mère remplaça plus tard ces jolis bonnets par un foulard de soie blanc, noir en période de deuil. Beaucoup plus tard, elle mit le dessous de bonnet en satin noir et par dessus une écharpe légère en crêpe georgette qu'elle porta jusqu'à sa mort (1961).

J'ai toujours vu ma mère en robe sombre ou noire tombant jusqu'aux pieds; le deuil durait trois ans pour une personne proche, un an ou deux pour les parents plus éloignés; deuil sévère: robe, foulard, bas, chaussures noirs. A partir d'un certain âge, on ne quittait pratiquement plus le deuil.

Maîtresse de maison parfaite, ma mère avait un intérieur accueillant et propre; les repas bien préparés étaient toujours prêts à l’heure. Elle confectionnait nos tabliers, une couturière se chargeant de piquer à la machine les principales coutures moyennant deux sous. Le travail ne s’achevait jamais pour elle car il fallait laver le linge, faire la lessive, repasser avec des fers chauffés au feu de charbon de bois, raccommoder les vêtements des enfants si vite usés.

Elle se faisait aider de temps en temps pour les travaux de couture par une personne célibataire et sans famille, déjà dans un certain âge, qui partageait nos repas, passait la veillée autour du feu avec nous, au point que nous l’appelions Tante Jeanne, à sa grande joie.

Grand-père s’occupait du jardin où il élevait des lapins . Chaque jour, il allait leur chercher une herbe tendre dont il remplissait un sac qu’il portait d’abord à la maison pour que nous admirions sa récolte, le vidait sur le sol de la cuisine qu’il salissait, mais maman ne lui faisait pas de reproche, elle recommençait le balayage quand l’herbe avait été remise dans le sac.

En automne, grand-père ramassait des feuilles mortes pour faire la litière du porcelet; la terre du jardin était fertilisée par le fumier obtenu.

En hiver, il se tenait près de l’âtre, se chauffait frileusement les mains, il plaçait et déplaçait les bûches avec les pincettes et son grand plaisir consistait à nous faire griller des tranches de pain pour notre goûter.

Comme elles étaient bien rôties, ces tranches de pain de pain blanc !... ; il tenait chacune d’elles à la pointe d’un couteau, l’approchait de la braise, la tournait dans tous les sens jusqu’au moment où elle était à point.

Il a vécu avec nous jusqu’à sa mort à 84 ans, soigné avec dévouement par notre mère, entouré du respect de mon père et de l’affection des enfants.

Dans notre maison, notre mère était occupée sans cesse:

- elle salait des anchois quand un gros arrivage de poisson était annoncé.

- elle enlevait l'amertume des olives qu'elle avait commandées aux propriétaires Arlésiens, elle en salait "mitja-mesura", 1 décalitre, elle y puisait pour faire une entrée quand il n'y avait pas de salade.

- elle faisait des confitures, de délicieuses confitures de pommes, pâtes de coings, de figues réduites en purée (passées à travers une toile à trame lâche), dans laquelle cuisait des noisettes, des noix, de petites pommes, dites pommes-terre à cause de la couleur de leur peau.

- elle préparait une délicieuse liqueur comprenant demi-litre de rhum, demi-litre d'une décoction faite avec des plantes aromatiques (tilleul, camomille, verveine) filtrée et bien sucrée. Elle ne manquait jamais d'offrir cette préparation pour la Saint-Jacques où mon père recevait les vœux de bonne fête.

A l'heure du repas, aidée de on frère ou de ma petite soeur, je mettais le couvert. J'étalais la nappe blanche "en tela de casa" tissée à la maison quelque cinquante ans plus tôt. Je plaçais le "poro" plein de vin légèrement étendu d'eau, mais au frais en été dans un seau dont l'eau était puisé au dernier moment; chacun levait le "poro" au cours du repas selon sa soif; on s'essuyait les doigts aux pans de la nappe. On se mettait à table, chacun à sa place: mon père et mon frère d’un côté, ma mère et moi de l’autre.

A une extrémité se tenait notre grand-père, ma jeune soeur faisait face à lui. Ma mère portait le plat fumant et le mettait au milieu de la table, Papa prenait le plat et le présentait à notre grand-père qui se servait le premier; après lui, il servait les enfants, père et mère se servant en dernier.

Papa coupait le pain après avoir tracé un signe de croix avec le couteau sur la croûte; c’était lui qui distribuait les morceaux de pain qu’on lui demandait.

Il nous fallait bien nous tenir à table, répondre poliment et seulement si on s’adressait à nous, et ajouter çà chaque demande: s’il vous plaît et merci.

Mon frère portait une blouse noire boutonnée devant, les cheveux coupés courts sauf une petite frange sur le front; ma soeur et moi avions des tabliers de couleur et les cheveux longs.

Tous les matins, maman nous peignait, passant le peigne fin pour dénicher le moindre parasite; elle nous tressait ensuite une natte qui retombait sur le dos. De temps en temps, elle lavait nos cheveux avec une décoction de bois de Panama.

Des sabots montants à semelle de bois nous permettaient d’avoir les pieds au chaud l’hiver; l’été, les espadrilles légères avaient nos faveurs. Les jours de pluie, nous portions une pèlerine en drap que la forme du capuchon distinguait: conique chez les garçons, en sorte de bonnet pour les filles.

Ce n’est qu’aux alentours de 1920, que les femmes les plus hardies se firent couper les cheveux à la « garçonne ». Peu à peu, la mode se répandit et les salons de coiffure pour femmes s’ouvrirent.

Le cheveux d’abord courts et plats, furent ondulés au fer jusqu’au jour où la « permanente » permit d’avoir les cheveux crépus d’abord, ondulés ensuite; la teinture des cheveux blancs, la décoloration vinrent plus tard avec toute la gamme des couleurs pour les cheveux.

Coiffeuses et esthéticiennes consacrent maintenant leurs soins pour entretenir la beauté de la femme.

Mais je m’égare, revenons au passé, au travail de cette femme qui fut ma mère et dont j’évoque le souvenir.

A toutes les occupations que j’ai énumérées, maman ajoutait la lessive, travail long, fatiguant, pénible; elle se faisait dans un cuvier en bois qu'on louait chez le tonnelier un sou ou deux sous suivant la contenance. Dans certaines maisons, un cuvier en fonte était encastré dans le mur, sous le manteau de la cheminée.

Après avoir subi un premier lavage, le linge était placé dans le cuvier dans un ordre établi; on recouvrait le tout d'une toile épaisse sur laquelle on étendait une couche de cendres de bois tamisées qui tenait lieu de potasse et on versait de pleines casseroles d'eau tiède, puis chaude, bouillante ensuite, qu'on recueillait, après avoir traversé le linge, par un trou percé au fond du cuvier et on recommençait l'opération pendant des heures. Le linge, le lendemain, devait encore être rincé dans l'eau claire d'un ruisseau que ma mère préférait à l'eau douteuse des lavoirs.

Séché sur des prés d’alentour, rentré, repassé, ce linge propre remplissait l’armoire.

Ma mère ne sentait pas la fatigue, elle me disait quand je l’aidais à étirer et à plier les draps de lit:

« Que c’est blanc !... Il n’y a pas la moindre tâche ».

Elle connut, autour de 1930, le travail allégé par l'usage des lessiveuses dont l'arrosage se faisait automatiquement. Depuis , le progrès cheminant, et c’est bien là mon propos, la machine à laver a obtenu en une heure un lavage rapide et sans effort.

Et les enfants grandissaient... Mon frère disait à onze ans qu’un de ses camarades qui faisait bien sûr, l’admiration de tous les autres. Il aurait peut-être eu la sienne un peu plus tard... sans la guerre de 1914.

A la fin de la guerre, seuls les hommes avaient une bicyclette de sorte que, sortie de l’École Normale en 1919, je ne pouvais que me déplacer à pied pour me rendre à un poste de montagne.

Une fois mariée, en 1923, j'eus ma bicyclette à cadre bas, bicyclette toute simple qui fut remplacée plus tard par une bicyclette à changement de vitesse.

En 1930, nous arrivâmes à Arles en auto, une B14 qui fit pourtant sensation dans le village où l'on pouvait compter sur les doigts d'une main les "automobiles".

Et le progrès continuant à pénétrer, on parla d’avions qui volaient comme des oiseaux. En 1937, nous nous rendîmes à la Llabanère pour voir de près ce avions. Grands et petits étions émerveillés.

Un pilote descendant d’avions vit le regard d’extase de notre neveu Jean, âgé de cinq ans et lui fit une caresse en passant... Un Dieu l’avait frôlé !... Il en était ému et tout rouge d’émotion.

Maintenant les avions à réaction passent très haut dans le ciel sans que nous levions la tête; seule une traînée blanche givrée nous montre le passage de cet avion presque silencieux... Les hélicoptères de la Protection Civile survolent le village de temps en temps, rasant presque les toits.

Diligences, voitures hippomobiles sont reléguées dans un passé lointain. Le règne de la vitesse a remplacé l’époque où le temps s’écoulait lentement... Les motos pétaradantes troublent le sommeil des couche-tôt. Les jeunes circulent dangereusement sur leurs engins, grisés par la vitesse.

Hélas ! De fréquents accidents endeuillent les familles !...

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tiré du livre « Images et Chronique » -1890-1950 - Édité par Animation et Loisirs Arlésiens en 1989.


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